L'héroïsme de la distance
Comment ne pas préférer son bonheur, sa tranquillité, cette réconfortante sécurité psychique marchandée sur le terrain d'une domesticité à bas coût, à la forme rugueuse et ensauvagée qu'impose la véritable liberté ? Nous devons tous sentir peu ou prou que nos choix apparents ne sont que des transactions rapides qui opèrent dans l'ombre, juste derrière soi, à l'abri du jugement, mais au plus proche des forces qui sont mobilisées pour affronter la réalité extérieure. Nous parlons ici d'une économie souterraine qui bourdonne encore à nos oreilles le murmure et les plaintes de tout ce à quoi nous avons renoncé pour coller à l'espace mondain de la représentation. Nous parlons ici d'un besoin irrépressible de proximité, de réduction de l'étrangeté, de suppression de toute distance.
Tendons l'oreille, ouvrons la paume des mains, voyons par devers nous. Peut-être pourrons-nous sentir le poids de cette paix arrachée à l'intranquillité du devenir comme au risque de rencontrer la suprême puissance de l'infidélité. Cette étrange mélodie revient à chaque compromission. Elle revient rejouer le scénario de la victoire de la faiblesse sur la force avec la même ferveur hypnotique. A chaque fois, nous acquiesçons, nous donnons, en flagorneurs que nous sommes, notre assentiment à la plus courte des attitudes, au geste le plus dramatiquement commun qui, tout en nous rappelant à une sociabilité de confort, efface provisoirement le véritable enjeu de cette lutte intestine : la peur viscérale de la distance.
Nous savons évidemment que nous venons de sacrifier quelque chose, que nous avons abandonné cette part inaudible de nous-mêmes avec laquelle se joue le sens profond de la liberté. C'est là que nous effectuons un recul, un rétropédalage devant la plus extrême tentation qui pourrait nous conduire au plus près de l'abîme central de notre être, ce trou noir autour duquel gravitent quelques mystères impénétrables dont nous voulons ignorer la solitude. Il faut l'insouciance de la jeunesse pour se risquer aux parages de cette étrange énigme. Mais cet héroïsme-là est d'autant plus audacieux et fort qu'il est inconscient des véritables enjeux. Telle est son impétuosité, brute, silencieuse, affirmative comme l'eau courant dans les pentes rejoignant implacablement son site naturel. Mais avec la maturité de la conscience réfléchie, fruit de la peur devant l'appauvrissement de sa puissance vitale, l'angoisse de la séparation se dissout peu à peu sous des besoins de confort et de stabilité. Ce qu'on appelle pompeusement la sagesse se fonde sur l'oubli du grand péril que l'abîme fait peser sur la conscience de l'homme. Cet oubli n'est pas un déni mais une neutralisation, un art de désamorcer l'écueil du nomadisme qui fut notre antique condition et que nous avons ensevelie sous la paresse de l'âge.
Nous faudra-t-il exhumer du Sans-Fond cette "passion de la distance" qui nous rendra "capables de supporter la tension, l'écart entre les extrêmes" (Nietzsche)? N'est-ce pas là l'enjeu le plus redoutable et le plus vif pour chacun d'entre nous, nous autres vagabonds étoilés ? Nous tenir tel un pont provisoire entre deux abîmes ? Il en va de l'esprit le plus fécond, celui qui boit à sa source et se tient à la plus grande distance possible de ses semblables. La plus libre des libertés n'est-elle pas à l'évidence l'activité héroïque par laquelle "nous maintenons la distance qui nous isole des autres" ?