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DEMOCRITE, atomiste dérouté
1 mars 2016

L'héroïsme de la distance

 

Plainte d'un Inactuel

       Comment ne pas préférer son bonheur, sa tranquillité, cette réconfortante sécurité psychique marchandée sur le terrain d'une domesticité à bas coût, à la forme rugueuse et ensauvagée qu'impose la véritable liberté ? Nous devons tous sentir peu ou prou que nos choix apparents ne sont que des transactions rapides qui opèrent dans l'ombre, juste derrière soi, à l'abri du jugement, mais au plus proche des forces qui sont mobilisées pour affronter la réalité extérieure. Nous parlons ici d'une économie souterraine qui bourdonne encore à nos oreilles le murmure et les plaintes de tout ce à quoi nous avons renoncé pour coller à l'espace mondain de la représentation. Nous parlons ici d'un  besoin irrépressible de proximité, de réduction de l'étrangeté, de suppression de toute distance.

           Tendons l'oreille, ouvrons la paume des mains, voyons par devers nous. Peut-être pourrons-nous sentir le poids de cette paix arrachée à l'intranquillité du devenir comme au risque de rencontrer la suprême puissance de l'infidélité. Cette étrange mélodie revient à chaque compromission. Elle revient rejouer le scénario de la victoire de la faiblesse sur la force avec la même ferveur hypnotique. A chaque fois, nous acquiesçons, nous donnons, en flagorneurs que nous sommes, notre assentiment à la plus courte des attitudes, au geste le plus dramatiquement commun qui, tout en nous rappelant à une sociabilité de confort, efface provisoirement le véritable enjeu de cette lutte intestine : la peur viscérale de la distance.

        Nous savons évidemment que nous venons de sacrifier quelque chose, que nous avons abandonné cette part inaudible de nous-mêmes avec laquelle se joue le sens profond de la liberté. C'est là que nous effectuons un recul, un rétropédalage devant la plus extrême tentation qui pourrait nous conduire au plus près de l'abîme central de notre être, ce trou noir autour duquel gravitent quelques mystères impénétrables dont nous voulons ignorer la solitude. Il faut l'insouciance de la jeunesse pour se risquer aux parages de cette étrange énigme. Mais cet héroïsme-là est d'autant plus audacieux et fort qu'il est inconscient des véritables enjeux. Telle est son impétuosité, brute, silencieuse, affirmative comme l'eau courant dans les pentes rejoignant implacablement son site naturel. Mais avec la maturité de la conscience réfléchie, fruit de la peur devant l'appauvrissement de sa puissance vitale, l'angoisse de la séparation se dissout peu à peu sous des besoins de confort et de stabilité. Ce qu'on appelle pompeusement la sagesse se fonde sur l'oubli du grand péril que l'abîme fait peser sur la conscience de l'homme. Cet oubli n'est pas un déni mais une neutralisation, un art de désamorcer l'écueil du nomadisme qui fut notre antique condition et que nous avons ensevelie sous la paresse de l'âge. 

     Nous faudra-t-il exhumer du Sans-Fond cette "passion de la distance" qui nous rendra "capables de supporter la tension, l'écart entre les extrêmes" (Nietzsche)? N'est-ce pas là l'enjeu le plus redoutable et le plus vif pour chacun d'entre nous, nous autres vagabonds étoilés ? Nous tenir tel un pont provisoire entre deux abîmes ? Il en va de l'esprit le plus fécond, celui qui boit à sa source et se tient à la plus grande distance possible de ses semblables. La plus libre des libertés n'est-elle pas à l'évidence l'activité héroïque par laquelle "nous maintenons la distance qui nous isole des autres" ? 

 

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Commentaires
G
"Il faut l'insouciance de la jeunesse pour se risquer aux parages de cette étrange énigme. Mais cet héroïsme-là est d'autant plus audacieux et fort qu'il est inconscient des véritables enjeux. Telle est son impétuosité, brute, silencieuse, affirmative comme l'eau courant dans les pentes rejoignant implacablement son site naturel."<br /> <br /> <br /> <br /> [...]<br /> <br /> <br /> <br /> "Reste à savoir ce dont nous sommes précisément capables. Immergé dans ce silence qui ne ressemble à aucun silence, l’homme est-il à même de pouvoir se contempler en vérité, et d’élargir son champ de liberté. N’y a-t-il pas un risque majeur ? Celui d’une néantisation et dissolution du moi. Il nous faut pouvoir tenir droit dans cette vertigineuse verticalité et ce, sans tuteur, sans apprentissage, ni mode d’emploi."<br /> <br /> <br /> <br /> Bonjour, <br /> <br /> <br /> <br /> Le thème de votre billet m'intéresse beaucoup. Le sens de certains passages poétiques m'échappe; votre style me dépasse et me rend quelque peu admiratif. Je crois avoir entamé cette quête que vous évoquez, cela vers mes neuf ans, et que ça m'aurait rendu "fou". Après tout, cette recherche pourrait être vu comme une tentative (évidemment que personne ne saurait dire ce qu'il va devenir). Il est sans doute difficile de dire s'il faut être fou pour expérimenter sur sa propre personnalité ou si de telles expérimentations peuvent réellement détruire... et même si de telles expérimentations seraient possibles...<br /> <br /> <br /> <br /> Éternellement perplexe, et très actuellement intéressé par ce billet, si vous pouviez poursuivre votre réflexion, je vous lirai avec attention.
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M
La solitude durable est invivable,l'altérité supportable et parfois source de tout ...enfin d'un courant choisi ou pas ? mots trop abrupts pour être justes mais ressentis...<br /> <br /> bien à vous,
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M
Être entouré de petits enfants avec une maman aimante...de joyeux galopins curieux de tout encore sans préjugés, n'est ce pas aussi source de philosophie,questionnement éternelle?<br /> <br /> bien à vous,
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D
Très beau texte qu m'a donné du beaume au coeur en ces temps...<br /> <br /> <br /> <br /> Merci pour ce partage qui a, le temps de la lecture, créé un pont entre nos deux abîmes.
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S
Certaines personnes ont une peur viscérale de la solitude, plus exactement de ce que nous appelons l’esseulement. Pour le fuir et surtout pour ne pas le rencontrer, elles s’attachent à leurs souvenirs, à leurs liens amicaux, familiaux, à des situations d’affairements développées à outrance, le divertissement en somme. <br /> <br /> <br /> <br /> Mais que recouvre cette peur maladive qui pousse l’être humain à refuser la confrontation avec lui-même, car c’est de cela en vérité dont il s’agit cher Démocrite. Ce mouvement de conversion du regard, d’épistrophe peut aussi soulever un état de malaise : une sensation de nausée. Plus intensément encore, d’aucuns sentiront peut-être ce retour comme une rencontre avec l’infréquentable, l’inavouable, une « désolation »celle d’une terre restée en friche sans espoir de floraison aucune. <br /> <br /> <br /> <br /> En effet, la confrontation de soi avec soi, si elle s’avère nécessaire, n’est pas une affaire « commode », raison pour laquelle elle ne doit pas être recherchée à tout prix, à n’importe quel prix .En effet, certains vertiges ne se contemplent pas. Il me semble donc que le véritable espace de liberté s’exprime dans cette juste distance qui s’immisce entre un possible retour sur soi : un état momentané « d’esseulement » pour rejoindre dans l’après coup celui d’une solitude : un mode relationnel résolument choisi. Question de survie psychique, certains voyages sont quelquefois sans retour..<br /> <br /> <br /> <br /> Reste à savoir ce dont nous sommes précisément capables. Immergé dans ce silence qui ne ressemble à aucun silence, l’homme est-il à même de pouvoir se contempler en vérité, et d’élargir son champ de liberté. N’y a-t-il pas un risque majeur ? Celui d’une néantisation et dissolution du moi. Il nous faut pouvoir tenir droit dans cette vertigineuse verticalité et ce, sans tuteur, sans apprentissage, ni mode d’emploi. <br /> <br /> <br /> <br /> "Humains trop humains" cher Démocrite....
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D
Il n'est pas dit ici que la liberté dont nous parlons, cher Dominique, soit de l'ordre du choix. Il n'est pas dit non plus que tout soit imposé. Dans le jeu des interactions et des forces en présence, il y a quelque chose qui n'est pas tout à fait réglé.
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D
Et si tout cela nous était simplement imposé et que nous n'ayons aucune liberté dans nos soi-disants choix? "Force" serait de consentir...
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D
Oui, la distance rapproche les âmes éprises de solitude, cultivant au plus loin du confort de la meute ce que Nietzsche appelait d'un joli mot, des "amitiés stellaires".
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E
Cette distance est peut-être aussi celle qui permet, paradoxalement, de maintenir une proximité avec les autres (abîmes)... quand l'écart rapproche plus qu'il ne sépare.
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