L'amour du lointain
Lorsqu’avec impudeur et une fallacieuse assurance nous osons parler d’amour, nous ne savons pas ce que nous disons. Nous ne voyons pas de quoi il retourne. L’antique philosophie nous a habitués à la pathétique recherche d’un autre toujours absent, toujours manqué à l’image de cette moitié dont nous aurions été privés dès l’origine. Comment pareil désir ne se tiendrait-il pas séparé de ce qu’il peut dans une fuite qui ressemble à la plus terrible condamnation, celle d’un manque incomblable ?
Aimer dans ces conditions ne serait rien d’autre que la recherche éperdue de ce qui fait et fera toujours défaut, égarant le sujet encore et encore dans le mirage d’une altérité sans retour. Cette forme dramatique de lien dont le ressort inaperçu est obsessionnel ne peut que reposer sur l’annihilation fantasmatique de toute distance, la suppression imaginaire de tout ce qui nous tient au plus loin de nous-mêmes dans une entreprise d’autodestruction dont l’amalgame est la règle calamiteuse. Ne voyez-vous pas que le lien que nous convoitons, que nous bénissons, que vous vénérons sans relâche tend à se supprimer lui-même ?
Qui, sinon le poète esseulé, le penseur autarcique, le marcheur infidèle (car la marche trahit toujours le site) peut savoir le véritable amour ? Aimer, n’est-ce pas évidemment tendre vers le plus lointain et éprouver l’étrange vibration de l’insaisissable ? C’est dans le désir de la plus haute distance, de ce qui jamais ne se peut résorber ou tomber sous le régime de la proximité, de la fusion, de l’immédiateté que sa valeur spirituelle se déploie. Le désir est étymologiquement stellaire car le ciel étoilé conserve son mystère et sa dissemblance, parce qu’il demeure définitivement éloigné de nous et subtilement silencieux.
Reliant deux solitudes étoilées, l'amour est contemplation en l’autre de l’indomptable férocité de sa course, de son regard énigmatique, de sa pensée vagabonde, de son idiosyncrasie. C’est cela que nous aimons en vérité : notre incommunicabilité, notre énigme, notre distance infranchissable. Nous nous aimons d’autant plus que nous nous savons au plus loin l’un de l’autre et que rien ne pourra jamais nous rapprocher davantage que ce maigre savoir qui est aussi le plus beau et le plus rare.