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DEMOCRITE, atomiste dérouté
16 mars 2016

Figure du narcissique

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         En 1993 éclata l'affaire Jean-Claude Romand, l'histoire incroyable de cet homme qui, pendant 18 années, réussit à faire croire à toute sa famille, ses amis qu'il était médecin à l'OMS, maître de conférence et chercheur à l'INSERM. En passe d'être découvert, Romand liquida froidement sa femme et ses deux enfants, ses parents et son chien avant de rater son suicide. Le film de Nicole Garcia, L'Adversaire, inspiré du livre éponyme de Emmanuel Carrère (qui a rencontré Romand en prison) retrace la trajectoire impressionnante de ce menteur hors-normes, devenu assassin et dont le personnage est admirablement interprété dans le film par Daniel Auteuil. L'émission "Faites entrer l'accusé" a repris et analysé finement l'intrigue et le dénouement tragique de l'affaire.

       Ce cas de mensonge mythomaniaque exceptionnel est l'expression, d'après les psychiatres et psychanalystes qui l'ont expertisé, d'une pathologie narcissique criminelle grave, d'une faille importante dans la structure psychique qui interroge le rapport réel que l'homme tisse avec sa propre image comme avec les autres. Tout le monde croit connaître JC Romand, à commencer par lui-même, et tous ignorent à qui ils ont affaire. Car notre homme n'est ni médecin ni chercheur. Il n'a jamais passé ses examens ayant échoué dès la seconde année, n'a jamais travaillé à l'OMS et a escroqué, pour assurer son train de vie, ses propres parents, ses beaux-parents, ses amis, sa maîtresse jusqu'au drame final.

      Toutes les structures narcissiques ne versent heureusement pas dans l'assassinat, mais Romand illustre à sa manière quelque chose qui déborde son cas personnel et qu'il est possible d'identifier ailleurs sous des formes évidemment atténuées. (Je n'évoque pas ici le cas général d'une composante narcissique habituelle dans la personnalité mais d'une tendance pathologique ou perverse centrale et souvent inaperçue.)

       Le narcissique ne se lie aux autres que dans la mesure où ceux-ci servent à renforcer une image qu'il veut flatteuse de lui-même et qu'il entretient savamment par son style, sa tenue, son standing, son goût pour les belles choses. L'autre n'est jamais considéré comme une fin, pour ce qu'il est, mais comme un moyen, comme un faire-valoir, comme un mode d'expression de ses pulsions. Le narcissique lutte pour échapper coûte que coûte à une image désastreuse de lui-même, cherchant à effacer constamment son propre négatif, ses zones d'ombre dans des conduites permettant de mettre en scène un personnage qu'il n'est pas, mais qu'il s'agit de jouer pour se duper soi-même et duper les autres. La vie sociale et ses prestiges superficiels peuvent faire l'affaire : beau métier, bon salaire, propriétés, relations mondaines, titres et autres subterfuges constituent les ingrédients de cette image.

       Mais l'autre ? Que peut-il bien être dans cette configuration ? Le narcissique ne s'attache à autrui qu'à l'intérieur d'un processus d'appropriation. Autrui, sa famille, sa femme, ses amis ne sont que des compléments de lui-même. S'il aime l'autre, ce n'est que dans la mesure où celui-ci le complète, le réassure, le nourrit, le remplit, lui épargne tout rapport à la faille, au vide, à la misère qui l'animent. L'autre n'est donc qu'un ingrédient de sa propre image, un morceau de cette image qui puise sa valeur de l'intensification spéculaire qu'il rend possible. En ce sens, cette structure, dont la forme perverse est manipulatrice, peut faire montre d'une apparente empathie vis-à-vis de son prochain, d'une écoute patiente et dévouée comme dans le cas de Romand, décrit par tous ses "proches" comme un être discret mais capable d'une analyse fine des situations -certains amis médecins, vrais médecins ceux-là, se sentant "tout petits" face à l'intelligence manifeste du manipulateur. Mais l'empathie n'est que de façade. Elle compatit en surface à la souffrance de l'autre, effectue des renvois pour mieux le capter et servir des intérêts parfaitement égocentriques et dont la séduction est l'artifice le plus efficace. La logique sous-jacente est toujours centripète.

        Comment vivre avec l'impression mordante d'une permanente déloyauté vis-à-vis d'un soi qui ne se trouve dans aucun des rôles qu'on joue ? Comment, en effet, sinon en se jouant de soi et des autres, en les utilisant, les manipulant, s'en servant pour se garantir soi-même, considérant, au fond, que tout lui est dû. Mais sitôt que ces ingrédients ne jouent plus le rôle requis ou plus prosaïquement que d'autres compléments plus avantageux se manifestent, le voilà qui se détourne froidement et sans passion de relations devenus encombrantes et qu'il laisse tomber comme des déchets. Voilà comment le narcissique chronique peut passer d'une relation à l'autre, d'un monde à l'autre, croyant liquider sa faille dans de nouveaux investissements libidinaux, liquidant simultanément ceux qui pouvaient servir jadis mais ne servent plus. Jean-Claude Romand, s'est déclaré soulagé après avoir exterminé sa famille, ayant eu le sentiment qu'enfin il allait devenir lui-même. Terrible formule car pour devenir soi il fallait la faire disparaitre, l'écarter définitivement de son champ de vision, comme certains peuvent parfois le faire en se détournant du jour au lendemain de leurs relations, devenues superfétatoires et sans intérêt. Tel un enfant de cinq ans, après avoir cassé ses jouets, il s'arrange pour s'en faire offrir d'autres, pour en séduire d'autres.

         Ce qui est remarquable c'est que le narcissique pratique la fuite systématique, ne pouvant assumer dans un face-à-face responsable la nature de ses agissements. Sa lâcheté est manifeste et s'accompagne d'une froideur étonnante à l'égard de ceux qui ont été ses objets utiles. Il n'a donc ni véritable ami, ni amour, ni relation authentique. Il se convainc pourtant du contraire dans les images de lui-même qu'il tisse et le fait croire aux autres. Il prend mais ne donne pas. Ce qu'il donne, il le compte, le mesure, l'évalue, le chiffre parce que tout doit avoir un prix et tout doit lui rapporter quelque chose. Dans cette logique, donner c'est d'abord perdre, c'est fragiliser une image difficilement unifiée, une image d'une excessive sérénité. Sa générosité apparente reste le fait d'un triste calcul, souvent inconscient, qui reflète sa vacuité intérieure et un rapport profondément immature à toute forme d'altérité.

Au fond, le narcissique pathologique est une déclinaison pathétique et surdéterminée de la figure égocentrique dont nous avons précédemment tissé le portrait, figure de la tristesse et du malheur bien plus fréquente qu'on pourrait le penser spontanément. 

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Commentaires
D
Oui Elly, sans doute un refus de la part des parents d'entendre l'histoire du fils tout en le contraignant d'entrer dans leur mythe familial, dans leur roman(d) et de satisfaire leur besoin narcissique.<br /> <br /> Beaucoup de souffrance dans cette histoire comme sans doute chez tous les narcissiques. Mais le problème est double car leurs souffrances intimes sont cruellement payées par les autres avec une froide indifférence.
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E
Par curiosité, j'ai regardé "Faites entrer l'accusé" car je ne connaissais pas du tout l'histoire de ce M. Romand. Monsieur, qui porte un nom, comme tout un "roman". <br /> <br /> Un comble pour ce monsieur qui a bâti son existence sur un mode pour ainsi dire totalement affabulatoire. Étrange paradoxe, lorsque l'on sait que l'humain est aussi un homo-fabulator...<br /> <br /> Il y a chez Romand l'impossibilité de dire ce qu'il aurait pu être pour de "vrai", l'impossibilité de prendre position contre les paroles des parents, et des autres plus tard, de "s'affirmer" pourrait-on dire, en somme d'aller à l'encontre de ce que l'on disait de lui, de se désidentifier en devenant sujet de sa parole. C'est comme si il avait fini par incarner le mythe, sagement ; il est devenu, dans son incapacité (ou impossibilité) à s'opposer à des paroles fondatrices, le sujet de son mythe. En devenant ainsi, il n'a pu faire acte de "violence", violence retenue, contenue, jusqu'à ce qu'elle explose autour d'elle, lorsque le mythe fut menacé. Violence contenue dans l'impossible parole de soi. Libérée après coup : " enfin, je vais devenir moi-même".<br /> <br /> Aussi affreux soit le crime, ce monsieur Romand est à plaindre, et me fait penser que la parole/la narration de soi, celle qui permet une rencontre avec soi, qui permet de relier, d'homogénéiser d'une certaine manière l'hétérogénéité d'un soi, est primordiale. <br /> <br /> Daniel Sibony a relaté la parole d'une personne qui disait : je parle pour m'écouter. Parole "narcissique" précisait-il mais qui permettait de réparer une blessure d'enfance, lorsque la parole de l'enfant n'était point permise, lorsqu'elle n'était pas écoutée/niée par les parents. <br /> <br /> Peut-être, dans le cas de "Romand", il y a eu refus, plus ou moins inconscient, des parents à écouter son "histoire".
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S
Cher Démocrite,<br /> <br /> <br /> <br /> J’ai vu le film et l’émission qui m’avaient captivé. Votre analyse est remarquable et tout aussi captivante et stimulante. Je pense fréquemment à cette histoire qui est l’expression exacerbée, pathologique, vertigineusement délirante d’un refus d’implication, de confrontation avec soi et la réalité entrainant le refuge dans la fuite, le déni, le mensonge, la manipulation, la perversion et pouvant déclencher selon la hauteur accumulée de faux-semblants une explosion d’une violence inouïe quand le masque risque de tomber et que le rideau risque de s’ouvrir sur le néant. Toute l’énergie de l’individu est employée pour maintenir l’illusion. J’ai été confronté à un profil de ce type que j’observais avec un mélange d’exaspération et de curiosité face à un cas clinique. Fort heureusement, cette personne n’a pas, à ma connaissance, basculée dans les extrémités de JC Romand. Le décalage entre la réalité et sa mise en scène narcissique n’était pas non plus aussi important que celui de l’histoire de JC Romand. Pour autant, il ne s’agissait pas d’une forme atténuée si souvent rencontrée mais d’une forme pathologique avec son cortège de manifestations. Peu de personnes avaient imaginé au départ, l’envers du décor. <br /> <br /> « La peur de l’échec, la peur de rencontrer une autre image que celle que soutient son identité » dites-vous, est à la source de sa fuite. Je partage cette analyse. La peur de ne pas être à la hauteur de l’image qu’on a de soi, de déchoir. Je dis « on », à dessein. Il s’agit du « on » extérieur, les parents et l’environnement (scolaire notamment). Mais ce « on », devient vite un « je ». L’enfant adhère à ce qu’il entend. Il peut développer rapidement une sous ou sur -estime de soi, deux fardeaux lourds à porter et dont la vie ne suffit pas toujours à se défaire. L’enfant associe également reconnaissance et amour avec la réalisation de cet idéal de perfection. Si je ne suis pas parfait, ils ne vont pas m’aimer. Mais il est impossible de coller à cette image idéalisée. Un concert de louanges ne saurait étancher sa soif de reconnaissance. C’est un égocentrique dont le baromètre émotionnel est détraqué.Il entretient aussi par ses fuites répétées une permanente insatisfaction. Dans le cas de JC Romand et d’autres, l’estime de soi apparait hypertrophiée. Il rêve d’un destin inégalé, il se voit l’étoffe du sauveur. Il veut être quelqu’un, avant et même au lieu de chercher à être soi. Il veut être avant d’avoir été. La seule issue de cette impasse est le paraitre, le par-être. J’aurais même dû dire : il voudrait être quelqu’un, il voudrait être reconnu comme celui-là, si grand, si intelligent, si formidable, celui-là qui n’existe pas, qu’il n’a pas fait advenir dans la réalité, qui devient un avatar virtuel. De velléitaire évoluant d’inhibition en inhibition, il devient autre. Je ne sais même pas s’il vit des abimes de souffrance car se regarder lui est insupportable. Et même après son morbide soulagement, aura-t-il la force d’un examen de conscience ? J’en doute.<br /> <br /> Si l’environnement proche et parental dans l’enfance est un élément d’explication de ces troubles pathologiques, pour tous les autres qui ne basculent pas dans la mystification complète, pour toutes les manifestations atténuées, quelle est la part personnelle dans la fuite ou la confrontation, quelle est la marge de manœuvre ? Je crois qu’elle existe, heureusement. Elle est variable, selon la profondeur de la faille, les épisodes de la vie. Je ne sais pas s’il ne s’agit que de lâcheté ou de courage, mais je sais qu’il faut beaucoup de courage pour s’exposer, se livrer, chercher à être, persévérer dans son être quand on a ce genre de fardeau plus ou moins lourd à porter. Il faut une ambition d’être, loin des artifices de notre société. Une ambition d’être et de jouir.
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D
Ce que je pointe ici, c'est un des facteurs de la pathologie narcissique qui rend compte de l'attitude de Romand (et de bien d'autres évidemment)<br /> <br /> C'est bien le décalage entre une image idéalisée portée par un entourage familial et l'impossibilité subjective pour l'individu qui en hérite de coller dans le réel à cette image qui crée une faille. Dans cette perspective, l'enfant est utilisé comme moyen par ses parents pour réparer leur propre image déclassée. On comprendra pourquoi, le rapport à l'autre est particulièrement problématique, faussé dès le début par une "manipulation parentale inconsciente".
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D
Je ne crois pas que la société de consommation soit en mesure de créer les attitudes narcissiques ni qu'elle soit une cause. En revanche, qu'elle les capte et les déploie dans des stratégies commerciales, qu'elle encourage voire renforce ces structures psychiques, c'est fort possible.<br /> <br /> <br /> <br /> Pour comprendre l'origine du narcissisme, il faut se plonger dans l'histoire infantile du sujet. Dans le cas de Romand comme dans bien d'autres, l'enfant a été sur-investi par ses parents, devenant un modèle, une image totale de la réussite, un sauveur, celui qui lave l'honneur de la famille et promet une revanche sociale. Romand est issu d'une famille très modeste. Il est premier de sa classe pendant toutes ses études jusqu'en fac, considéré par ses professeurs comme brillant, excellent, enfant modèle pour ses parents. Il ne peut que devenir un grand médecin, reconnu et admiré. Dans les études supérieures, il est soudain déclassé, se retrouve dans une position moyenne et finit par ne pas se présenter aux examens de peur d'échouer ou de rencontrer une autre image que celle qui soutient son identité. Là commence le mensonge d'où il ne sortira que par le meurtre.<br /> <br /> <br /> <br /> Comme l'a noté le psychiatre qui l'a expertisé, le narcissique souffre d'abord de ne rien savoir de ce qu'il est. JC Romand ne sait pas qui est Jean-Claude Romand. Comment ne pas se sentir déloyal lorsqu'on intériorise et concentre un telle somme d'idéaux ?<br /> <br /> <br /> <br /> En résumé, le surinvestissement parental semble être une composante majeure de la structure narcissique.
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S
Excellent article cher Démocrite, très bonne analyse, très juste, très fine. La question que je me pose est de savoir si la société dans laquelle on vit ne favorise pas l’émergence de ces personnalités narcissiques, émergence mise en avant par tous les sites « sociaux », et leurs modalités abêtissantes : les likes, les selfy, et « tous leurs milliers de faux amis » : ON m’écrit, donc ON m’aime, OM m’aime donc j’existe !!<br /> <br /> <br /> <br /> Une main invisible pousse ces pauvres hères à l’over-consommation, les soumet à la dictature de l’apparence et du coup à celle d’une pseudo-séduction qui en découle et tisse des relations de type kleenex, car strictement utilitaires. L’autre est mon faire valoir, mon placebo.<br /> <br /> <br /> <br /> Je pense que le narcissique est au fond beaucoup plus près de la détestation, d’un manque d’estime de soi, d’un désamour , qu’il ne veut surtout pas aller voir d’ailleurs et qu’il recouvre au quotidien par l’absolue nécessité d’être vu, regardé, considéré, admiré par l’autre. De fait, il serait presque à plaindre, puisque c’est une véritable aliénation à laquelle il se lie. Il veut se remplir toujours et encore, combler cette brèche, ce trou, ce puits sans fond …..Ici, Narcisse et Sisyphe se rencontrent à la croisée des chemins.<br /> <br /> <br /> <br /> Dans ce cheminement pour le moins tortueux, probablement douloureux aussi pour le narcissique, il semblerait que le MOI tente de se trouver, de se saisir enfin désespérément, par des actes et des actions inévitablement pathogènes qu’il reproduit inlassablement. C’est donc un moi ignorant, absent de lui-même qui crée ce déséquilibre, cette instabilité, cette insuffisance et cette insatisfaction.<br /> <br /> <br /> <br /> Dans ce contexte, toute relation à l’autre est une relation faussée, pervertie, mort-née. La clairvoyance et la lucidité cher Démocrite, sont probablement les meilleurs garde-fous face à tous ces dérèglements libidinaux qui malmènent les relations amicales, familiales, sociales voire même politiques.
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