Du jeu : vérité de la fiction - fiction de la vérité
La fin d'année scolaire approche. Alors que mon esprit souffre d'une lassitude évidente à se rendre au lycée et se confronte à sa propre inertie, je fais le curieux constat que ce sont les élèves qui, par leur seule présence, m'obligent et me rappellent à la nécessité de mon exercice professionnel. Le pire ou le plus drôle, c'est qu'à chaque fois, me voilà pris par le jeu, condamné, en quelque sorte, à le jouer et à tenter de le jouer le mieux possible. Une fois en classe, je suis devenu instantanément celui que je n'étais pas quelques minutes auparavant, gagné par la force de ma discipline, son prestige, sa dynamique de pensée, son souci de maintenir un certain degré qualitatif dans le rapport à autrui, face aux problèmes que nous sommes contraints de rencontrer dans tous les secteurs de l'existence. Comment pourrais-je me dérober surtout avec de jeunes humains qui devront aussi affronter ces enjeux en disposant si possible de quelques outils. Il y a là un défi. L'attente que je perçois dans leur regard ne doit pas être déçue.
Aujourd'hui, c'est dans le jeu machiavélien que je me suis engagé avec un groupe. Il n'y a pas de pratique politique efficace sans une compréhension psychologique du jeu social. Quel est ce jeu sinon le fait de savoir paraître, de donner le sentiment de posséder les qualités qu'on n'a pas mais qui sont exigées par la fonction qu'on occupe ? Ce sont d'ailleurs mes impressions du moment. Et pourtant, la magie qui gouverne les relations humaines officie immédiatement sur la scène. Ce n'est pas la réalité qui importe mais l'image de la réalité, d'autant que cette image permet de faire fonctionner le pouvoir, comme l'a bien montré Pascal. Le gouvernant, ce "simulateur et grand dissimulateur" (Machiavel) trompe et doit tromper car c'est précisément la règle du jeu et nul ne saurait s'y soustraire. Le peuple le premier veut être trompé pour la bonne raison que chacun passe son existence à jouer des rôles, au travail, en famille, comme en amour, où la séduction est la règle qui anime et entretient le désir. Tout le monde trompe et chacun se trompe lui-même avantageusement. C'est la première règle sociale. On ne pardonnerait pas à celui qui voudrait se montrer tel qu'il est. Pourtant, voir la réalité telle qu'elle est, du point de vue de la vérité effective de la chose, comme y invite Machiavel, est une nécessité politique. Cela permet justement de comprendre le subtil renversement que nous opérons tous de façon plus ou moins consciente, à savoir que la fiction est à l'évidence opérationnelle. C'est l'imaginaire qui dicte les conduites des hommes et non la vérité. "La vérité effective de la chose" mène paradoxalement au caractère illusoire de la vérité lorsqu'on vise l'efficacité poitique et la gestion habile de ses affaires. Ou pour le dire autrement, il est nécessaire pour gouverner sa vie comme un pays de constater l'efficience d'une vérité de la fiction dont les hommes ont besoin pour rester sociaux. Ce qui distingue alors un prince éclairé de l'individu ordinaire n'est autre que le premier sait qu'il joue là où le second fait, en règle générale, mine de l'ignorer. Le drame survient lorsqu'on oublie qu'on joue tels ces adolescents coincés dans leur jeu vidéo, où l'amant convaincu que son amour est autre chose qu'une modalité du jeu relationnel dans lequel se glisse une part de son affectivité. Dans ces cas de figure, comme en politique, lorsque le réel défait l'imaginaire qu'on croyait réel, la catastrophe globale n'est pas loin.
Hier, je crois pouvoir dire qu'avec une autre classe, nous avons vécu un grand moment philosophique, autour de la difficile question de la vérité comme dévoilement (Alètheia). En règle générale, je m'abstiens d'envisager ce cours en terminale. Mais là, ce sont les élèves eux-mêmes qui m'y ont conduit. Qu'appelle-t-on penser ? se demande Heidegger dans un texte célèbre ? Ce n'est pas croire, opiner, adhérer, ni savoir ou connaître mais révéler en fulgurance l'impensé qui définit le cadre dans lequel l'esprit évolue ordinairement. C'est là, dans l'éclatement soudain de la représentation que quelque chose se passe, dans le creux d'un étonnement qui dévoile la vanité du discours commun et des croyances collectives, dans un pas de côté, une déroute fertile par laquelle le sujet prend conscience de l'énigme habituellement niée, de la faille recouverte par nos conditionnements. Tout le groupe n'a pu se hisser jusque-là. Mais des filles d'une incroyable audace métaphysique, ont creusé le sillon tracé par le questionnement, démasquant la fiction de la vérité ordinaire. "Si la vérité disparaît, pourquoi philosopher ?" se demande l'une dans un éclair de lucidité. Il faut pousser plus avant, ce qu'elles feront, pour découvrir que la vérité, abolie dans la parole, n'est autre que le dévoilement de l'énigme et non sa résolution dans la connaissance ou le discours. Voilà pourquoi l'énigme ne disparaît jamais de la conscience philosophique et se prolonge dans toutes les voies de recherche qui mènent le sujet au plus près de sa féconde ignorance. Qu'en ferons-nous ? Qu'en ferez-vous ? Chacun aura à porter pour lui même ce rapport énigmatique à son existence comme à la présence d'un monde dont l'harmonie et la signification pré-données ont disparu. "Je comprends maintenant pourquoi il n'y a pas de réponse définitive en philosophie, s'est exclamée une élève, les yeux illuminés par sa découverte. "La vérité, ce n'est donc pas un savoir, ajouta-t-elle, mais la conscience de l'énigme comme Socrate disant "je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien".
Hier et aujourd'hui, il m'est apparu à l'évidence que les élèves ont, tout comme moi, joué le jeu, ce qui n'est déjà pas si mal et qui pourrait presque m'encourager. Nous verrons...