Epicure : le choc des divinités
Imaginons un cours de philosophie consacré à l'épicurisme et plus précisément au second passage de la Lettre à Ménécée dans lequel le maître du Jardin déconstruit avec une impitoyable rigueur rationnelle les projections anthropomorphiques des hommes, empêtréés dans l'image des dieux créateurs, des dieux jaloux, revanchards, colériques, soucieux d'être priés, idolâtrés, loués, bref, des dieux se comportant stupidement comme des autocrates ou des tyrans, rongés par toutes les passions et l'hybris qui font l'animal humain. Dans un tel cours, les élèves découvriraient avec une relative stupéfaction combien les fictions de l'imagination et la peur créent des monstres, et plus grave encore, des intoxications contagieuses qui interdisent à ces mêmes humains de réfléchir et d'interroger la véritable nature de ces divinités supposées. Un dieu pourrait-il vouloir être prié, pourrait-il se mettre en colère ou se venger des hommes, pourrait-il pardonner ou récompenser ? Comment une telle niaiserie n'apparaîtrait-elle pas à l'esprit sensé comme la négation de la définition élémentaire du dieu bienheureux et parfait, jouissant dans sa perfection et son autarcie de la plus haute sagesse ? Pourquoi cette figure de la sagesse irait-elle se corrompre dans les miasmes putrides de l'humanité ? Qu'irait-elle faire dans cette galère, elle à qui rien ne manque ?
C'est qu'en fait, les dieux n'intéressent pas réellement les hommes. Pour lutter contre l'angoisse du devenir et l'incertitude qui sont la condition même du vivre, il fallait un remède, un "pharmakon", autant dire des divinités au pouvoir "humain trop humain", des Pères de substitution comme le verra plus tard Freud. Ce remède qui fut celui des Grecs superstitieux, mais au fond de l'humanité religieuse, se révéla bien pire que le mal. Un "poison" en vérité, ce qui est précisément l'autre sens du "pharmakon", un poison capable de maintenir toutes les dominations possibles et d'entretenir dans la fausse piété, la même peur, la même inquiétude devant le hasard et l'absurdité de la vie. Que valent la compréhension rationnelle des dieux et l'acte de penser devant la peur et le désir de domination ? Et par où passe ce désir sinon par l'abrutissement des masses et les conditionnements rituels qui fondent le pouvoir traditionnel et ses hiérarchies ?
Imaginons que ces questions se posent précisément lors de ce cours de philosophie et qu'à cet instant, il soit perturbé par des bruits provenant de la salle voisine, par une sorte de chant récréatif et lancinant, de plus en plus insistant et étrange, au point qu'on finisse par distinguer ce dont il s'agit : la récitation joyeuse d'un "Notre Père" par un groupe de bambins suivant un cours catéchétique dirigé par une Soeur dévouée ! Que pourrait bien penser à ce moment précis, l'élève de classe terminale de l'argumentation du philosophe grec, mort il y a près de 2300 ans ? Y aurait-il d'ailleurs matière à penser quelque chose de cette irruption inattentue ? Il n'est pas impossible que dans un tel contexte, le professeur de philosophie, réagisse, lui, à sa manière, levant sa tête, tournant son regard vers le plafond d'un air pénétré, en s'exclamant avec l'humilité requise : "Ciel ! un impondérable !"