Ecrire : fécondité d'un ratage
Écrire ? D'où écrivons-nous ? De quel corps ? De quelle physiologie un acte d'écriture procède-t-il ? De quelle ombre est-il l'émanation ou l'arrachement ? Je me suis souvent dit que cette expression particulière était un compromis au sens psychanalytique, à la manière du rêve, la domestication condensée de pulsions dont nous ignorons la véritable charge. Combinant le secret régime de nos excitations physiologiques à la magie du langage, l'écriture n'est-elle pas ce miroir-mirage par lequel nous croyons saisir dans une forme organisée et domestiquée cette part oubliée et inaudible de nous-mêmes ? Se saisir tout en se ratant. Se penser tout en se perdant dans le labyrinthe des signes. S'abandonner au jeu de renvois de la langue en se laissant jouer par elle, croyant par là accéder à l'universel d'un dire qui nous inscrirait dans le symbolique humain. Que de paradoxes et de prétention ! Mais surtout, quelle incroyable magie...! Et quel plaisir possible dans ce jeu qui nous donnerait presque l'illusion d'en être l'auteur, le maître d'oeuvre...
Et puis, l'écrit ne demeure-t-il pas un peu après soi ? N'est-il pas aussi une trace, une manière de ne pas mourir trop vite et de ne pas passer comme passent nos émotions les plus intenses et les plus vivaces ? Il n'est pas impossible qu'il y ait un fond mélancolique au coeur de cet acte, une tentative de "saisie" non par la lumière -comme la photographie, mais par l'ombre (l'encre sur la page vierge) de la chose dont on ne peut faire le deuil et que la pensée prétend objectiver dans la formalisation des signifiants.
Une amie évoque un exil possible, une manière subtile de déterritorialisation. J'y vois plutôt un exil paradoxal dans le connu, comme la stimulante tentative toujours échouée de donner une forme singulière à son être, avec un matériau qui ne l'est pas, mais dont la trace permet d'arrimer la subjectivité à ce qu'elle sait déjà et qu'il lui faut impérieusement reconnaître dans une image symbolisée, lui assurant ainsi contenance et continuité.
Nietzsche voit dans la connaissance (pas spécifiquement l'écriture) une reconnaissance. Autrement dit, connaître c'est reconnaître ce qu'on sait. Étrange exil s'il en est, qui nous porte au plus proche de soi, tout en nous tenant à l'écart, en "décalage" vis-à-vis de soi. Sans doute est-ce dans l'imaginaire que cet acte peut-il recoudre quelque chose, lier enfin des éléments hétérogènes qui ne peuvent l'être dans le réel et qui donneraient presque le sentiment d'une victoire sur soi-même. Cela n'est déjà pas si mal car enfin, si nous ne rêvions pas, nous deviendrions tous fous !
Ecrire ? Un Art de vivre si on entend par art, une aventure qui nous ramène au point de départ, à cette chose que nous savons et que nous préférons ignorer. Le ratage n'est-il pas la chose la plus féconde qui soit puisque c'est de lui que procède toute autre tentative ultérieure ? S'emparer de façon imaginaire de la chose qui manque toujours et qui est éternellement relancée, n'est-ce pas ce qu'il convient de préserver à tout prix ?
L'écrivain ? Ecrit-vain. La vanité de l'acte n'a pas ici de sens moral mais il fait signe malgré lui vers sa pauvreté originelle, une caducité productive, ce qui n'est pas tout à fait rien.
En somme, il me semble que nous écrivons pour donner une chance à notre folie, pour lui laisser une place sur la vaste scène du symbolique, et pour l'articuler à quelque chose sans lequel nous aurions le sentiment de mourir pour de bon, de disparaître dans l'immanence organique de notre insignifiance qui est notre fond singulier et dont l'étrangeté nous demeure d'autant plus angoissante qu'elle est rigoureusement incompréhensible.