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DEMOCRITE, atomiste dérouté
2 avril 2017

Ecrire : fécondité d'un ratage

L'Ossau vu des coteaux de Rébénacq

Écrire ? D'où écrivons-nous ? De quel corps ? De quelle physiologie un acte d'écriture procède-t-il ? De quelle ombre est-il l'émanation ou l'arrachement ? Je me suis souvent dit que cette expression particulière était un compromis au sens psychanalytique, à la manière du rêve, la domestication condensée de pulsions dont nous ignorons la véritable charge. Combinant le secret régime de nos excitations physiologiques à la magie du langage, l'écriture n'est-elle pas ce miroir-mirage par lequel nous croyons saisir dans une forme organisée et domestiquée cette part oubliée et inaudible de nous-mêmes ? Se saisir tout en se ratant. Se penser tout en se perdant dans le labyrinthe des signes. S'abandonner au jeu de renvois de la langue en se laissant jouer par elle, croyant par là accéder à l'universel d'un dire qui nous inscrirait dans le symbolique humain. Que de paradoxes et de prétention ! Mais surtout, quelle incroyable magie...! Et quel plaisir possible dans ce jeu qui nous donnerait presque l'illusion d'en être l'auteur, le maître d'oeuvre...

Et puis, l'écrit ne demeure-t-il pas un peu après soi ? N'est-il pas aussi une trace, une manière de ne pas mourir trop vite et de ne pas passer comme passent nos émotions les plus intenses et les plus vivaces ? Il n'est pas impossible qu'il y ait un fond mélancolique au coeur de cet acte, une tentative de "saisie" non par la lumière -comme la photographie, mais par l'ombre (l'encre sur la page vierge) de la chose dont on ne peut faire le deuil et que la pensée prétend objectiver dans la formalisation des signifiants.

Une amie évoque un exil possible, une manière subtile de déterritorialisation. J'y vois plutôt un exil paradoxal dans le connu, comme la stimulante tentative toujours échouée de donner une forme singulière à son être, avec un matériau qui ne l'est pas, mais dont la trace permet d'arrimer la subjectivité à ce qu'elle sait déjà et qu'il lui faut impérieusement reconnaître dans une image symbolisée, lui assurant ainsi contenance et continuité.
Nietzsche voit dans la connaissance (pas spécifiquement l'écriture) une reconnaissance. Autrement dit, connaître c'est reconnaître ce qu'on sait. Étrange exil s'il en est, qui nous porte au plus proche de soi, tout en nous tenant à l'écart, en "décalage"  vis-à-vis de soi. Sans doute est-ce dans l'imaginaire que cet acte peut-il recoudre quelque chose, lier enfin des éléments hétérogènes qui ne peuvent l'être dans le réel et qui donneraient presque le sentiment d'une victoire sur soi-même. Cela n'est déjà pas si mal car enfin, si nous ne rêvions pas, nous deviendrions tous fous !

Ecrire ? Un Art de vivre si on entend par art, une aventure qui nous ramène au point de départ, à cette chose que nous savons et que nous préférons ignorer. Le ratage n'est-il pas la chose la plus féconde qui soit puisque c'est de lui que procède toute autre tentative ultérieure ? S'emparer de façon imaginaire de la chose qui manque toujours et qui est éternellement relancée, n'est-ce pas ce qu'il convient de préserver à tout prix ?

L'écrivain ? Ecrit-vain. La vanité de l'acte n'a pas ici de sens moral mais il fait signe malgré lui vers sa pauvreté originelle, une caducité productive, ce qui n'est pas tout à fait rien.

En somme, il me semble que nous écrivons pour donner une chance à notre folie, pour lui laisser une place sur la vaste scène du symbolique, et pour l'articuler à quelque chose sans lequel nous aurions le sentiment de mourir pour de bon, de disparaître dans l'immanence organique de notre insignifiance qui est notre fond singulier et dont l'étrangeté nous demeure d'autant plus angoissante qu'elle est rigoureusement incompréhensible.

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Commentaires
D
Bien senti et bien dit chère Sibylle !
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S
Très belle prose… <br /> <br /> <br /> <br /> Difficile en vérité de qualifier l’acte d’écriture. Personnellement, j’éprouve des sensations totalement différentes en écrivant ave ma plume à l’encre bleue sur quelques feuilles de papier plutôt qu’en tapotant sur mon clavier. <br /> <br /> Ma pensée se distille doucement, elle se dessine aussi ( graphein : dessiner). J’ai plaisir à sculpter mes envies, mes opinions, mes idées, mes humeurs avec cet alphabet qui sonne et résonne finement sur le papier à l’oreille. <br /> <br /> <br /> <br /> Certes, cet alphabet n’est pas le mien, mais mon style graphique m’appartient, l’épaisseur et l’allure des traits couchés sur le papier me ressemblent.<br /> <br /> Vous avez raison cher Démocrite,le ratage existe entre le mot et la chose et ce, sans contredit. Il existe aussi dans cette volonté vaine que nous avons, que nous exigeons de lutter contre le temps qui passe avec ce désir inavoué de perdurer dans ce monde après notre propre disparition. <br /> <br /> <br /> <br /> L’absence nous fait peur car elle nous met face à notre cécité de ne pas pouvoir affronter « le rien » (non-être ?) qui néantise toute notre force vitale et notre désir irrépressible de maitriser le fil de notre existence. Ecrire pour ne pas mourir complètement, définitivement...<br /> <br /> <br /> <br /> Alors de grâce, soyons un peu plus lucide et humble avec notre modalité d’être au monde et peut-être « courageux » en vue de l’échéance ultime qui nous attend. <br /> <br /> Nous nous battons contre quoi sinon contre nous-mêmes. Préservons-nous d’un challenge impossible. Baissons la garde face au fleuret de notre résistance pour dessiner dans l’air avec une fine rapière le discours silencieux et solitaire de notre existence.
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G
En peinture, c'est souvent dans le ratage et dans l'acceptation de ce ratage et s'en servant qu'on fait les plus belles oeuvres. il faut accepter l'idée que l'oeuvre n'est pas celle qu'on avait prévue. Mais quel magnifique étonnement par lequel on se découvre soi-même ! NKL
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G
Très très beau texte !<br /> <br /> Ecrire c'est peut -être é-crier, crier quelque chose dont le sens et la raison nous échappent à nous-même, comme tu l'as fort bien signalé. Ce qui nous permettrait de voir dans le cri (le cri primal) la source de toutes les manifestations ultérieures de la vocalisation , chant, musique, parole, et de l'expression en général dont l'écriture est un cas particulier, celui qui entretient avec la temporalité un rapport spécial : scripta manent, quand le propre de la parole est de s'envoler comme feuilles au vent, encore que certaines paroles aient "la vie dure".
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D
Merci cher Max pour ton commentaire. Cioran souligne le caractère réactif d'un geste revanchard, rebelle, retourné contre soi et les autres, une indigestion chronique. Sans doute est-ce juste dans bien des cas. Mais on peut voir aussi dans l'expression écrite un processus affirmatif vital dont la finalité n'est en fait qu'un moyen de déployer quelque chose qui rate toujours dans sa visée, comme je l'ai noté dans mon billet.
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M
Magnifique texte!<br /> <br /> Après l'avoir lu, j'ai entendu cette pensée de Cioran, issue d'"exercice d'admiration" sur l'exercice d'écriture qui permet de supporter l'existence, je partage cette citation:<br /> <br /> "L'expression est soulagement, revanche indirecte de celui qui ne peut digérer une honte et qui se rebelle contre ses semblables et contre soi".<br /> <br /> Très beau dimanche!
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