L'amour actif, une échappée belle
Cristallisation, Image de Démocrite non libre de droits
En lisant le dernier billet de Roland Jaccard consacré pour partie à l'amour, je me suis rappelé qu'à une certaine époque de ma vie, j'avais écrit à peu près la même chose dans plusieurs articles. Dans l'un, intitulé L'amour,une archéologie de la dévoration, j'analysais déjà cet affect ainsi que la relation de couple comme des entreprises de colonisation, de dévoration lente et inconsciente de l'altérité, et dans l'autre, j'usais du modèle de la tectonique des plaques pour rendre compte des stratégies souterraines de conquête que ce sentiment particulier déploie dans l'infrastructure.
Le vieux nihiliste parle aussi de "colonisation et d'annexion" donc d'emprise pour qualifier les relations d'amour. C'est exactement l'intuition que j'avais explorée alors, écrivant : "L'amour est cette sorte de pathologie de la relation qui fixe l'un à l'autre dans un attachement qui rend possible l'exploration et la conquête de l'altérité, son assimilation progressive, jusqu'à ce que l'idiotie - la particularité de l'un, disparaisse dans une domesticité affligée, sous la tyrannie masquée des forces conquérantes de l'autre."
Qu'est-ce qu'un couple sinon un "accord pathologiquement extorqué" (comme dirait Kant) ?
Roland Jaccard évoque cette lassitude qui gagne avec le temps et qui met un terme à ce jeu faussement sentimental, abandonnant les "amants" à leurs fantômes respectifs, à leurs images du passé ; triste théâtre d'ombres où d'antiques scènes surjouées finissent par protéger le sujet de son amère solitude et de l'aigreur qui l'accompagne, "surtout quand la nuit tombe" et avec elle, les personnages qui font le moi.
Ce que nous avons appelé "amour" ressemble davantage à une production imaginaire, à une hallucination destinée au ratage à la suite d'un indépassable quiproquo qu'à une véritable rencontre. Et sans doute la plupart des relations sont-elles vouées à l'échec, à cette forme d'ignominie lâchement consentie faite de jouissance perverse, de petites vengeances, de gains aussi médiocres qu'insignifiants, de bassesses déguisées en vertus, de mesquineries comptables. Le senti-ment et masque pour un temps le "loyer" que cette relation exige comme dirait l'économiste des profondeurs. L'amour imaginaire est ici une affaire marchande, un scénario de transactions économiques, de dettes à rembourser, où se joue le déclassement narcissique du locataire face au propriétaire des lieux, jusqu'à ce que la relation s'inverse ou qu'elle finisse par buter sur le tranchant du réel. Il se peut qu'elle persiste en l'état et dure indéfiniment. Il se peut qu'elle se métamorphose en autre chose, mais au prix d'un travail psychique, d'une transfiguration de la modalité sadomasochiste qui l'encombre et la détermine.
Ferdinand Alquié distinguait "l'amour-passion" ou passif de "l'amour-action" ou actif. Le premier, tourné vers le passé, soumet la relation au processus de répétition et aux mécanismes de défense que nous avons déjà identifiés précédemment. A ce niveau, il n'y a pas d'altérité, pas de sujets, uniquement une relation d'objets constituée en images avec ses projections et son fétichisme régressif. L'amour-actif se caractérise à l'inverse par le risque, la rencontre intersubjective, l'investissement dans la réalité, autant de conduites tournées vers un futur aléatoire et aventureux que les amants actifs abordent avec cette confiance dans leurs forces propres et leur énergie commune.
Terminons par ceci : amour passif et actif ne sont pas des essences, des substances mais des modalités de la force, que nous appelons des types pour des questions de commodité. Sans doute, ces deux types peuvent-ils occasionnellement se mélanger voire se confondre, l'un basculant progressivement dans l'autre et réciproquement. Pour autant, nous mesurerons le caractère actif de l'amour à la dose d'incertitude et d'audace que les amants sont capables d'initier dès lors que le désir de l'un rencontre le désir de l'autre, et que, de cette rencontre toujours énigmatique et "innocente quant au devenir", naisse un itinéraire dérouté et créatif ; en d'autres termes, une réjouissante échappée belle.