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DEMOCRITE, atomiste dérouté

29 février 2024

L'Exercice philosophique de la marche en montagne

Image Démokrite - Non libre de droits

Avis à tous les Déroutés de ce monde aussi improbables que l'existence de cette interface : J'aurai le plaisir d'intervenir publiquement Mercredi 6 mars, à 18h45, dans ce lieu propice à la méditation chez Karine - Danser sous la plume, à Pau. J'y présenterai l'exercice philosophique de la marche.

Après avoir distingué différents types de marche, il s’agira d’emprunter des "chemins de féconde déroute" pour interroger ce que cette pratique philo-esthétique a de singulier, en quoi elle mène l’esprit vers l’originaire d’une sauvagerie qui est l’autre nom du refoulé humain. Marcher vers les sommets est un étrange parcours initiatique qui délivre l’homme de la pesanteur de ses habitudes, de la fatigue de son regard, propulsant la pensée à l’air libre, là où comme le remarque Nietzsche, «même les chemins se font plus méditatifs ». Peut-être découvrirons-nous que toute marche authentique marche peu ou prou à reculons. Se délestant de son passé, l’esthète-montagnard s’affranchit par la pente de sa propre gravité. Et parvenu sur les cimes, au bord d’une solitude radicale, lorsque mille perspectives surgissent et que la plaine semble noyée dans un tissu de brumes, c'est l’idée même de ce qu’on appelle imprudemment... la réalité qui s’en trouve renversée par l’altitude. Cet exercice de la marche est l’autre nom d’une «philosophie de l’esprit libre ».

Image de Démokrite non libre de droits

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27 février 2024

Les trois narcissismes

Point faible ou point fort : Le narcissisme | Blog de Philippe Garin

Je l'ai déjà noté ; je suis devenu depuis quelques mois un as de la détection des pathologies narcissiques. Je les renifle, je subodore, je les sens, je les entends et mon système d'alerte fonctionne désormais de manière efficace. Il me permet de mettre très rapidement hors d'état de nuire (pour moi) cette psychologie extrêmement répandue. C'est même à croire qu'il y a là une épidémie tant les profils féminins que je croise sont marqués par cette lourde tendance. Quand on a passé plus d'une décennie non loin du faciès hideux le plus sournois, le plus irrepérable qui soit, celui, comme disent les psychiatres américains, du narcissisme caché vulnérable et qu'on a travaillé très intensément pour mettre à jour la nature et la structure de cette perversion, on devient expert en la matière.

Pour ceux qui voudraient comprendre en quoi cette folie masquée consiste, je recommande vivement la vidéo suivante qui fournit une excellente description du narcissisme vulnérable. La quasi-totalité des signes décrits ici par la thérapeute, je les ai vus à l'oeuvre de très, de trop près.

https://youtu.be/i8k-qs-oDNw?feature=shared

La question du narcissisme est un enjeu majeur dans l'évolution psychique des sujets. Je distinguerai trois niveaux. Le premier par lequel nous passons tous est ce que Freud appelle le narcissisme primaire dans lequel l'enfant investit toute sa libido sur lui-même. Je fais, pour ma part le pari que cette libido se fixe par indistinction sur le corps de l'enfant comme de sa mère avec lequel il fusionne. Cet investissement syncrétique ne distingue pas le moi du non-moi. C'est dans cette période antérieure à la constitution d'un moi spéculaire que la problématique de la séparation, de la faille serait décisive surtout si l'enfant n'est pas investi par la libido de sa mère. Nous savons, et Lacan l'a bien montré, que l'accès à la première image de soi dans le stade du miroir se constitue sous le regard et la parole de sa génitrice. La défaillance de l'image de soi pourrait provenir d'un franchissement non réalisé de la séparation entre soi et soi-même condamnant la libido à faire retour sur le corps sans se déployer dans l'image de soi, demeurée en friche. Dans ce rapport problématique de l'enfant à sa mère se jouerait l'enjeu jamais véritablement effectué de la séparation c'est-à-dire du morcellement de la libido incapable de se séparer du moi archaïque. En ce sens, la narcissisme secondaire serait vacant et n'autoriserait pas de déploiement ultérieur sur des objets extérieurs au moi.

La pathologie narcissique pourrait alors se comprendre comme une fixation au stade premier de la libido retournée vers soi et incapable de passer à la dimension objectale. Dans la plupart des documentaires traitant des pathologies narcissiques, le rapport du narcissique à l'autre est décrit comme un pur rapport d'objet. Autrui ne serait qu'un outil. C'est vrai mais uniquement du point de vue de la victime dont la subjectivité n'est pas reconnue comme altérité. En fait, je suis tenté de dire que l'autre n'est pas même un objet pour le ou la narcissique. Il est investi sur un mode fusionnel, comme une partie du moi primitif dont il ne se détache pas vraiment, à l'image de la fusion anhistorique du petit envers sa mère. A cet égard, l'autre n'est ni un autre, ni un objet mais un prolongement de soi sur lequel le ou la narcissique a tous les droits. L'autre doit obéir comme un de ses membres corporels soumis à sa volonté. Il lui impose rapidement la "tyrannie des liens" dont j'ai déjà parlé plus avant. Pour le ou la narcissique, tout est affaire de pouvoir, de contrôle et de maîtrise car l'accès à la dimension objectale est demeurée interdite.

Cette dimension marque un progrès incontestable du développement psychique. Investir autre chose que soi pour en jouir nécessite cette séparation entre soi et soi-même, donc l'apparition de médiations par lesquelles l'enfant comprend qu'il peut éprouver davantage de plaisir en différant la satisfaction immédiate. La sphère objectale ouvre peu à peu à l'altérité et fait reculer le narcissisme primaire, du moins chez des personnalités qui n'ont pas eu à subir des dommages importants dans la toute petite enfance. Car chez les narcissiques, la sphère objectale n'est que très peu voire pas du tout accessible. Cela donne des conversations d'adulte qui restent attachées à cette empreinte fusionnelle dans laquelle l'autre n'existe que pour permettre au moi de se sentir complet, sans faille, c'est-à-dire sans le moindre trou. Car la personnalité narcissique abhorre l'idée même d'être trouée, d'être traversée par une fêlure qui la sépare d'elle-même comme dans l'expérience du miroir. L'autre ne doit pas faire irruption comme autre. Son discours est instantanément absorbé et repris pour le fondre et le ramener à du connu. En d'autres termes, il y a un déni de réalité doublé d'une tendance massive à l'intellectualisation. C'est pourquoi de nombreux narcissiques investissent les études pour colmater leur propre faille en les réussissant brillamment. Tout le savoir accumulé fonctionne comme bouche-trous et les autres font peser par leur étrangeté une menace sur le moi du narcissique, menace qu'il doit liquider en les considérant comme des compléments narcissiques. Outre le désir de tout contrôler, l'autre n'a donc rien d'énigmatique car toute énigme est barrée par le syncrétisme de la libido narcissique primaire.

Il n'y a rien à espérer d'une structure comme celle-là, aucune rencontre réelle, aucun désir en partage, aucun amour possible tant la structure, vide par son impossibilité d'investir la réalité extérieure, tente de tout colmater en se centrant sur soi-même. On peut mesurer l'extrême solitude de ces organisations mentales condamnées à ne rencontrer personne véritablement sauf éventuellement une proie qu'elles tenteront d'exploiter narcissiquement pour se donner la consistance qui leur manque, ce qui les condamne à l'échec relationnel réitéré.

Reste le troisième niveau qui confronterait le psychisme au réel non pour en tirer une satisfaction narcissique, un retour sur investissement mais plutôt une jubilation liée au caractère tragique de l'épreuve de réalité. Cette expérience de joie tragique est purement affirmative. De la rencontre avec le Réel naît, dans une perspective quasi-métaphysique une forme d'hilarité et d'humour qui décrispe entièrement mais provisoirement le rapport à sa propre image comme le plaisir qu'on peut prendre à découvrir notre imposture-d'être-au-monde. Ici, l'expérience du trou est à son comble. Le sujet se découvre aussi ouvert et perméable que les autres configurations de la nature. Mais ce registre n'est accessible qu'à des conditions de lâcher-prise qui impliquent la plupart du temps une totale désintellectualisation, une désidéalisation, un appauvrissement du moi délesté de sa propre image au profit d'une percée subjective vers le réel insignifiant. Il faut lire l'excellent texte de ce cher Clément Rosset - La Force majeure, pour comprendre ce troisième niveau, aussi difficile que rare. Ce plan qui n'est plus psychologique, quoique des dispositions psychologiques soient nécessaires, ouvre le sujet à un monde "sans image de soi", un monde dépeuplé donc hilarant dès lors qu'on a cessé comme dit Spinoza,  de faire délirer la nature avec soi

24 février 2024

Du printemps dans l'hiver : méditations

 

Crête du Jaüt Ossau bis

I) Le mélange des saisons, l'hiver fondu dans le printemps, si coutumier en Béarn, est pour mon idiosyncrasie, une puissante stimulation. Pour tout dire, les épreuves de la vie sont d'étonnantes occasions de renforcement, de mue, de transvaluation des hiérarchies intérieures qui ont prévalu pendant de trop longues années. L'arraisonnement psychique par le psychisme d'un autre trouve ses raisons profondes dans l'inconscient. Certains êtres maléfiques savent profiter de la faille qu'ils ou elles identifient pour s'y introduire et déverser leur poison à un rythme plus ou moins lent, plus ou moins invasif. Il y a folie à céder à la folie d'un(e) autre surtout lorsque celle-là mène à la division intérieure, à l'affaiblissement de sa puissance sous l'effet de ce pouvoir qui ne dit jamais son nom, qui avance masqué et qui frappe de façon latérale ou dans le dos le plus souvent. Il m'aura fallu du temps pour identifier, débusquer, diagnostiquer, écarter, défaire, digérer puis éliminer définitivement cette psychologie de la vengeance dissimulée derrière un personnage sibyllin, un pur simulacre sans réelle consistance. Ce fut l'entreprise de libération la plus remarquable de la dernière période de ma vie. Elle ne fut pas sans douleur. Cette lente opération sismique évoque à mes yeux la "grande souffrance" théorisée par Nietzsche, ces expériences de vérité qui nous aplatissent d'abord puis nous mènent subrepticement aux fantasmes de base - inconscients - sur lesquels nous organisons et édifions sans le savoir notre rapport à la réalité. La grande souffrance est une occasion de prise de conscience pour un psychisme attentif à la nécessité de sa propre mutation intérieure. C'est là que le réel cogne. C'est là qu'il fait signe vers ses propres aptitudes à l'évolution ou à la régression pathologique. C'est là qu'on mesure sa propre vitalité ou ses rigidités mentales, enkystées depuis toujours. La santé, comme le note brillamment Canguilhem, c'est le luxe de pouvoir tomber malade et de s'en relever". Oui, s'en relever, mais pas pour rejouer la même partition. S'en relever pour inventer autre chose, pour créer une nouvelle temporalité. C'est d'ailleurs ce qu'Hannah Arendt avait fort bien vu en analysant le processus de la crise. Toute crise est un moment de vérité. C'est bien de vérité dont il s'agit. Non pas d'une vérité pour intellectuels frileux et cacochymes, mais d'une vérité aussi printanière qu'essentielle en ce qu'elle réoriente le cours d'une vie après avoir révélé et défait à la racine le pouvoir destructeur de l'illusion.

Gavarnie Mt Perdu bis

II) Je retrouve en moi tous ces derniers temps l'adolescent aventureux que j'étais lorsque je me risquais dans les immensités boisées des Vosges. J'aimais me perdre en forêt et dans la Lorraine de mes 16 ans. J'avais de la chance. Je quittais le nid familial et, chevauchant ma 103 SP, je parcourais les routes ombragées qui me menaient dans la forêt de Haye. Là, je marchais des heures, je humais l'air printanier, je courais dans les prairies, j'écoutais le murmure de l'engoulevent et le frisson des feuilles naissantes et je frissonnais avec elles. Je me sentais vivant et fort de cette énergie des premiers temps qui se sait active et créative, qui se déploie dans l'innocence de son devenir. J'étais aussi un danseur infatigable, traversé par le rythme de mes propres pulsations et, depuis cette faille logée dans mon coeur, j'éprouvais l'indistincte altérité, la puissante indifférence de cette Nature que j'appellerai plus tard, le Réel.

Pic du Mont

III) Je marche et retrouve la joie d'un pas délesté, affranchi, ouvert sur les grands espaces pyrénéens ; je me renforce, je nage, je m'étire, je m'assouplis, je respire et j'éprouve intact ce plaisir de danser sur ces musiques qui m'ont accompagné jadis, lorsque je pratiquais l'animation à l'heure insouciante des premières radios-libres, au début des années 80. Auparavant, les radios ne l'étaient pas, libres. Incroyable cette expression : radios libres ! Et aujourd'hui ? Le sont-elles, elles qui sont, depuis longtemps, soumises aux lois du marché, à la publicité ou à la folie de quelques milliardaires illuminés ? Mais qu'importe ! En grimpant l'autre jour sur la crête du Jaüt, l'Ossau m'est apparu comme la divinité première, tendue comme un arc vers le devenir incertain. J'étais seul. J'étais bien. Quelques isards paressaient en contrebas dans de curieuses "estives hivernales". C'était beau et froid. Je suis vite redescendu, le corps leste et délié, les mains ouvertes sur la vie qui s'invente en marchant.

13 01 24

IV) Mercredi 6 mars, à 18h45, dans ce lieu propice à la méditation - Danser sous la plume, à Pau, j'interviendrai publiquement pour  présenter l'exercice philosophique de la marche. Après avoir distingué différents types de marche, il s’agira d’emprunter des "chemins déroutés" pour interroger ce que cette pratique philo-esthétique a de singulier, en quoi elle mène l’esprit vers l’originaire d’une sauvagerie qui est l’autre nom du refoulé humain. Marcher vers les sommets est un étrange parcours initiatique qui délivre l’homme de la pesanteur de ses habitudes, de la fatigue de son regard, propulsant la pensée à l’air libre, là où comme le remarque Nietzsche, «même les chemins se font plus méditatifs ». Peut-être découvrirons-nous que toute marche authentique marche peu ou prou à reculons. Se délestant de son passé, l’esthète-montagnard s’affranchit par la pente de sa propre gravité. Et parvenu sur les cimes, au bord d’une solitude radicale, lorsque mille perspectives surgissent et que la plaine semble noyée dans un tissu de brumes, c'est l’idée même de ce qu’on appelle imprudemment... la réalité qui s’en trouve renversée par l’altitude. Cet exercice de la marche est l’autre nom d’une «philosophie de l’esprit libre ».

16 février 2024

Psychopathologie de la démocratie

 ENTRETIEN - Où va la démocratie participative ? avec Loïc Blondiaux - Nonfiction.fr le portail des livres et des idées

 

Samedi dernier, j'ai assisté, en fort bonne compagnie, à une excellente conférence donnée par Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe sur le thème "La Démocratie en question". J'y ai appris tout ébaubi que je ne vivais pas en démocratie (tiens donc !) et que généralement les philosophes n'aiment pas ce régime d'opinions toujours potentiellement dangereux car la doxa se répand par influences  et résiste mal au pouvoir des sophistes et autres rhéteurs. Comment la plèbe pourrait-elle effectuer cette epistrophè chère à Platon, mouvement par lequel, l'esprit se tourne vers le ciel du dedans, au plus près des Idées incorruptibles, au plus loin du sensible et de ses intérêts immédiats ? 

J'y ai appris encore que ce qu'on appelle aujourd'hui démocratie se réduit à quelques droits généraux relatifs à la liberté de la presse, à la liberté de conscience comme à celle de manifester à condition de ne déranger personne. Et comme le système tend à individualiser (Christophe Pébarthe a dit "individuer", ce que je corrige) autant qu'il est possible l'expression politique, ramenée à des impressions, au témoignage resserré sur le périmètre de l'homme privé, il va de soi que la décision est toujours le fait des représentants qui ne représentent pour l'essentiel qu'eux-mêmes. D'ailleurs, l'historien n'a pas manqué de pointer l'ironie d'une démocratie dite participative, expression absurde dont se félicitent pourtant les édiles lorsqu'ils consultent les "citoyens" sur l'avenir des trottinettes électriques ou le nettoyage des crottes de chien. Qu'est-ce donc qu'une démocratie non participative sinon un pouvoir (Cratos) qui n'appartient pas au peuple (Dèmos) autrement dit un régime par définition non démocratique ?

L'individu est consulté sur ses besoins mais le citoyen a déserté l'espace public car la séparation d'avec sa propre réalité organique (individu désigne une réalité indivisible) a disparu. Le citoyen n'existe que par l'institution d'un espace psycho-politique, d'une dualité qui le tient à distance de ce qu'il veut comme individu privé au profit d'un intérêt public, de ce qu'il peut vouloir comme membre appartenant à une communauté politique. Si l'individu sert son intérêt personnel, le citoyen se dresse au-delà de sa condition dans un rapport à l'intérêt général. Où diable se trouve l'intérêt général ? Et d'ailleurs, que peut-il signifier ? Cet intérêt réside sans doute moins dans un contenu que dans une forme dont les Grecs furent les géniaux inventeurs.

C'est que le logos n'épuise jamais le réel et qu'à cet égard, la "vérité" ne peut jamais être dite ou plutôt se trouve condamnée à être éternellement relancée par la contradiction. La contradiction  inhérente au logos est toujours débordée par ce qui ne peut pas être dit. Serait-ce la faiblesse du régime démocratique ou sa force ? Ne graviterait-il pas autour d'un impossible à symboliser, d'un trou qui est à la fois la condition d'un jeu politique (qu'on se rappelle la nécessité du vide pour que le mouvement ait lieu) et d'un espace qui me sépare non seulement des autres -qui ne sont pas des clones- mais aussi de moi-même ? La belle formule de l'auteur des Essais nous le rappelle : "Michel de Montaigne et le maire de Bordeaux sont deux". Ce n'est pas qu'un jeu de langage car A n'est jamais égal à A. La logique s'arrête au seuil  de l'analyse psychologique. La condition de la pensée réside dans ce refus d'une identification de la subjectivité à une charge unique, à une définition ou à une réduction de l'homme public à l'homme privé et réciproquement. Hannah Arendt se souviendra de cet enseignement comme condition de l'exercice de la pensée. Entre moi-et moi-même s'insinue une distance fondamentale qui me permet de juger, de délibérer, de critiquer et d'évaluer. La suppression du deux-en-un est le moyen par lequel le totalitarisme a pu se déverser sur le monde. Or, la démocratie, comme système d'expression de la pensée contradictoire ramène l'esprit à ce qui s'oppose à lui dans le langage et partant, dans la réalité même. Ce trou fait la vitalité démocratique, l'impossiblité de recouvrement du logos et du réel, jamais superposable, toujours ouvert à la perspective et au débat.

Exhumant la démocratie athénienne, Barbara et Christophe ont rappelé que l'expérience démocratique  directe a bien eu lieu. Les citoyens se retrouvaient sur la colline de la Pnyx pour discuter des décisions à prendre concernant l'avenir de la Cité (faut-il entrer en guerre, taxer les récoltes, lever des impôts etc.). Elles se prenaient avec un quorum de 6000 voix puis les lois étaient proclamées sur l'agora. Cette forme inédite invite à penser une citoyenneté vivante qui ne présuppose pas l'incompétence du peuple et des individus mais leur implication sensible dans la chose publique car si la guerre était votée, ils devaient alors prendre les armes et défendre eux-mêmes la Cité.

Que s'est-il passé pour que nous abandonnions de la sorte la décision politique à quelques privilégiés qui profitent très largement du système qui les nourrit grassement ? Sans doute faudrait-il se souvenir de La Boétie et "la servitude volontaire" ou de Marx et son analyse de l'aliénation. Qu'est-ce qu'un aliéné sinon quelqu'un qui non seulement ignore qu'il l'est mais qui, de surcroît, revendique la logique qui le tient séparé de sa propre puissance au point de renoncer à l'exercice de ses droits ? Comment admettre sa propre position sans découvrir simultanément avec stupéfaction qu'on fait partie d'un jeu qui supprime l'espace même du jeu ainsi que toute délibération qui en organise le cours. Il est tellement tentant d'être réduit à ses appétits, à son temps de loisir, à la consommation de masse, aux frontières de la seule individualité, tentant et aisé de ne plus apercevoir sa propre dualité, sa propre contradiction. 

La démocratie n'a pas eu lieu ici parce que le trou autour duquel elle gravite est saturé par les besoins, par l'identification à l'unité individuelle, par la mécanique du pouvoir qui ramène l'individu à l'imprévisibilité du sort, à ses incertitudes quant au lendemain. Il y a dans ce renoncement à la dualité une forme de régression qui pourrait rappeler l'état névrotique élémentaire : la soumission à un Père tout puissant vis-à-vis duquel il serait impossible de rivaliser. Ainsi, les citoyens, confinés dans une position de minorité, se sont-ils soumis, fascinés par la figure supérieure d'un De Gaulle ou d'un Mitterrand. Mais voilà, ce modèle de l'infantilisation névrotique a vécu. Nous avons changé de matrice - il faudrait dire "patrice"- psychopathologique.

Là où nos intervenants ont interrogé leur propre névrose personnelle face à la déréliction qu'ils constatent, j'ai émis l'hypothèse d'une organisation fondée sur la perversion mais à condition d'en définir les contours. Perversion du politique qui interroge la relation de l'individu jouissant sur un mode potentiellement masochiste de la situation dans laquelle il se trouve. Dans la névrose, le pouvoir institue de manière verticale mais institue tout de même. Dans la perversion, il n'institue pas, il agresse toujours de façon latérale en fabriquant le consentement par la manipulation douce, par l'identification du représentant à la loi qui joue avec la lettre au mépris de son esprit (on l'a vu avec l'usage formel du 49.3), par une prétention à la vérité pour autrui (le supposé peuple) qui s'impose sans discussion, par un usage systématique de la maltraitance sociale, par l'obsession économique et la ploutocratie, par la posture de victime dès que ces gens sont pris la main dans le sac, par la culpabilisation systématique des "inférieurs": les pauvres responsables de leur pauvreté, les chômeurs de leur chômage, tous ces gens qui ne sont rien, par ces phrases assassines qui reviennent et produisent une intériorisation délètère, par la violence et le retournement à l'égard de ceux qui cherchent à lutter contre ce système etc. Bref, l'art politique serait celui de l'avènement d'une caste de pervers qui accèdent aux plus hautes fonctions grâce à une structuration psychique collective organisée pour eux et par eux.

La faiblesse constitutive de la démocratie est de rendre possible la suppression du trou, son effacement probable dans la conscience de tous jusqu'à ce qu'une autre régression pathologique bien plus grave encore prenne le pouvoir, celle de la psychose collective qui pointe partout sous les formes idéologiques de l'extrême-droite. Avec cette structure délirante, des régimes ouvertement autoritaires et paranoïaques, des folies identitaires imposeront sans ménagement la vérité officielle de notre temps, à savoir que A est égal à A. Avec cette équation, le réel a disparu dans la tautologie, la contradiction n'existe plus, la dualité est supprimée. Comment ne pas y voir la forme terrifiante et accomplie de la pulsion de mort ?

14 janvier 2024

Une année de ré-jouissance

Lac d'Aestens 13 01 24 bis

Lac d'Estaens - Haute vallée d'Aspe - Démokrite

 

2024  

I) Que puis-je me souhaiter ? Rien.

Ce n'est pas en termes de souhaits, de voeux ou d'espoirs que j'entends aborder cette année nouvelle. D'ailleurs, nouvelle, l'est-elle ? Qu'est-ce qui change avec ce chiffre qui fait nos conventions ? J'ai repris mes cours en invitant mes élèves à espérer moins, à souhaiter moins et à agir mieux ou plus intelligemment. C'est qu'à mieux y voir, espérer est une façon de s'en remettre entièrement à la fortune, à s'abandonner aux causes extérieures sans penser sa propre puissance, son énergie vitale, ce dynamisme inconnu qui nous propulse au-delà de nous-mêmes. Spinoza fait remarquer à juste titre que l'espoir est une passion triste, un désir soumis à l'imagination qui empêche d'agir par l'impuissance qui le caractérise. Qu'est-ce qu'espérer sinon faire le constat qu'on ignore ce qui va se passer, qu'on est incapable de faire face à l'aléatoire, qu'on ne peut nullement jouir de ce désir inactif dans son essence ? Qu'importe d'espérer réussir le baccalauréat, ou son orientation, ou encore rencontrer une femme ou un homme intéressant(e), ou s'arracher à sa misère existentielle, ou se débarraser de son angoisse ! C'est dans la mise en oeuvre d'un désir actif dans l'étude, dans le déploiement effectif de nouvelles conditions de rencontres, dans le travail thérapeutique, dans l'introspection réflexive relative à sa situation dans le monde que ces choses deviennent possibles et pas seulement souhaitables. Je leur indique ici un changement de polarité, la passivité des voeux convertie en puissance active et voilà que bien des choses deviennent possibles ! S'enferrer dans l'espoir maintient l'individu dans ce qui creuse un irrémédiable écart entre soi et soi-même et c'est ainsi que Pascal dans ses Pensées note dans une formule aussi ramassée que percutante, "nous espérons de vivre, nous ne vivons jamais". 

Gavarnie Mt Perdu bis

Mont perdu et Marboré - Démokrite

II) Aimer ? Un rapport de vérité

Je n'ai pas trouvé de meilleure définition de l'amour que celle de Spinoza dans l'Ethique. "L'amour est la joie qui accompagne l'idée d'une cause extérieure". Cette définition est d'abord liée à un constat anthropologique. L'homme n'est ni un Dieu ni un pur animal. Il n'est pas autosuffisant comme le sont les dieux épicuriens ni déterminé par le pouvoir de l'instinct pour se débrouiller seul. A cet égard, il souffre d'un manque à être ou d'une insuffisance constitutive qui fait dire au philosophe dans le Court traité "qu'en raison de la faiblesse de notre nature, sans quelque chose dont nous jouissons et qui soit uni à nous et nous fortifie, nous ne pourrions pas exister." C'est bien dans un rapport à autre chose que soi que l'amour prend place comme possibilité de joie. Mais loin de s'en remettre à un état de fait, l'amour est d'abord un acte mobilisateur du désir. A quelles conditions le désir du sujet peut-il rencontrer autre chose que soi et partant, le désir de l'autre ? C'est là qu'il faut se garder des simplifications outrancières et des poncifs dégoulinants lorsqu'on parle de cette affection particulière. Il n'y a pas d'amour sans travail psychique. Il n'y a pas d'amour sans inscription en soi d'une altérité fondamentale. C'est pourquoi, Spinoza insiste tant sur l'effort pour s'arracher aux passions qui aliènent le désir en le retournant en haine, en tristesse, en ressentiment, en hargne déguisée. L'amour n'est pas une donnée ; il est à accomplir dans la mutation intérieure du sujet qui doit se réconcilier avec sa propre haine, avec son ressentiment et sa tristesse, avec la désidéalisation qu'impose tout amour actif véritable. En termes analytiques, l'amour ne va pas sans une traversée du fantasme, sans la rencontre avec cette part maudite de soi que nous avons refoulée et qui interdit toute relation active à un autre qui n'est pas d'emblée un sujet mais un objet sur lequel se projettent nos passions inentendues. Spinoza a lu Hobbes. S'il lui reprend certainement le "conatus", cet effort qui caractérise le désir, c'est d'abord pour le situer dans un travail du négatif dont la logique de la reconnaissance présente chez le penseur anglais est le symptôme commun à surmonter. Comment se libérer de l'emprise qui fixe le désir au désir d'un autre jamais reconnu comme tel ? Les failles narcissiques ne se comblent jamais sans effort. Bien des sujets sont incapables de produire ce travail introspectif si difficile tant la revisitation d'une histoire infantile ramène le psychisme à ce qui le terrorise. Alors, les voilà condamnés à la haine rentrée, à l'échec réitéré captif d'une structure aussi rigide que défensive, donc agressive. L'amour qui se fait d'abord en soi est un rapport de vérité qu'on tisse avec soi-même dans la découverte de cette part sombre qu'on peut apprendre à reconnaître puis à aimer. C'est à cette condition qu'il devient possible de se réjouir de sa propre existence et partant, de celle de l'autre. Alors commence une aventure qui fait d'une rencontre une expérience de vérité aussi active que partagée lorsque cet autre a produit un effort analogue, ce qui est, reconnaissons-le, assez rare.

13 01 24

 

Hauteurs du cirque de Lescun - Démokrite

 

III) D'une jouissance inattendue

Je me souviens de cet ami cher qui, après sa séparation avec celle qui fut son épouse pendant de longues années, avait formulé son nouvel état de béatitude d'une façon insolite : "je me jouis!" disait-il en contemplant depuis son petit appartement la chaîne des Pyrénées. Il avait rompu sa chaîne maritale et éprouvait une joie intense dans ce clinamen qui l'avait arraché à ce qui semblait faire destin. Etre à soi-même sa jouissance dans un présent qui rassemble la congruence du sujet. Voilà un beau programme pour l'année. Il y a dans cette expérience de la jouissance un acte de séparation avec une histoire aussi lourde qu'aliénante. En renonçant à la jouissance pathologique et masochiste, il accède à une autre forme de jouissance aussi puissante que libératrice.

J'observe pour moi-même combien mes toutes récentes expériences négatives m'ont permis de ne plus me laisser entraîner dans la réitération de la toxicité relationnelle. Il faut dire que je suis devenu un expert de la contre-manipulation et du repérage quasi-instantané des structures pathologiques. Je dois dire que j'en retire une joie qui me surprend moi-même. J'ai acquis un système d'alerte qui fonctionne comme un sixième sens extrêmement efficace. Cela m'amuse car je puis désormais compter sur l'intelligence de mon propre inconscient pour déceler à la vitesse de l'éclair, des anomalies relationnelles. Je les regarde du dehors sans éprouver de risque car elles ne m'atteignent plus. Le travail a payé. Pour l'heure, je me ré-jouis à l'idée de déployer ma puissance dans la rencontre avec le corps inaudible de la montagne, cette étrangeté qui fait signe vers un silence réconcilié, ce qui me semble, en fait, tout à fait satisfaisant et bien plus stimulant que cette misère qui condamne tant de mes contemporaines à leur vide intérieur.

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30 novembre 2023

L'enseignement de la perversion narcissique

 Compétence en Enseignement : cours, apprendre, connaissance | HelloWork 

      Je m'étais promis, à la suite de mes récentes expériences de faire un cours sur la perversion narcissique à l'ensemble de mes classes. C'est chose faite. On pourra s'étonner d'une étude psychopathologique dans un enseignement philosophique mais, fort heureusement, la notion d'inconscient, qui a failli disparaître avec la dernière réforme du baccalauréat, comme le "travail", a été sauvée par la mobilisation des professeurs. Il en allait, à travers ces deux notions, d'enjeux essentiels pour la compréhension non seulement de la vie psychique mais aussi des rapports économiques et des logiques d'aliénation à l'oeuvre dans notre monde. En revanche, l'histoire n'est plus au programme de philosophie. Le passé et la construction historique doivent-ils être pensés ? Apparemment non.

      Toujours est-il que, cette année, j'ai inscrit cette pathologie particulière dans les manifestations inconscientes - les symptômes psychiques comme névroses, psychoses, états-limites et pathologies narcissiques pour alerter les lycéens sur les critères et les signes permettant d'identifier la perversion, qu'elle soit "grandiose" ou "indirecte vulnérable". Je ne m'attendais pas à autant de questions sur ce sujet qui, semble-t-il, n'a pas laissé indifférent un public de jeunes gens soucieux de comprendre la nature de ces profils aussi discrets que dangereux et destructeurs.

       Il faut dire que la manipulation mentale exercée par les pervers narcissiques a de quoi impressionner. J'ai pu expliquer le processus général de l'emprise : l'attraction, la captation, le renforcement (valorisation, se rendre indispensable), le verrouillage puis la destruction. Toute cette mise en oeuvre progressive s'accompagne d'une pratique du goutte-à-goutte, de retournements argumentatifs, de la culpabilisation de la proie suivie d'humiliations plus ou moins subtiles distillées de manière indirecte ou directe selon le type. La stratégie s'attaque à l'intégrité de l'autre en soufflant continuellement le chaud et le froid, technique produisant de la confusion mentale. "Je te détruis et tu es mon amour !"  Ou encore, je livre à des tiers des choses intimes et confidentielles pour prendre le pouvoir et jouir des blessures que cela occasionne. Ou encore, je valorise l'autre puis me positionne en sauveur, puis en victime avant de considérer la proie comme un bourreau à détruire une fois l'emprise effectuée. Ou encore, l'art subtil des injonctions paradoxales produisant dans le discours deux messages contradictoires simultanément émis dans le but de faire douter l'autre et d'entretenir sa confusion. Ou encore, la pratique bien rodée du renversement. "Pourquoi ne puis-je pas conduire ta voiture ? demande la proie à celle qui entend garder le contrôle. - "Tu vois, tu es toujours en train de faire des problèmes !!" répond la manipulatrice. Ou encore, le manipulateur balance à ses amis et en public que sa proie déprimée prend des médicaments à plusieurs reprises, chose en principe intime. Cette dernière se plaint évidemment de cet acte inacceptable. Le premier s'exclame alors : "En plus, c'est moi qui vais me faire engueuler ?" "Qu'est-ce que tu peux être violente !Ce sont autant de stratégies perverses qui consistent à retourner la situation en sa faveur en fuyant toute responsabilité et en accusant l'autre d'être à l'origine des problèmes. C'est comme ça que ces profils attribuent à leur victime leur propre négatif pour mieux les démolir méthodiquement. J'explique alors aux élèves le mécanisme d'identification projective.

 Ils écoutent d'abord attentivement puis interrogent l'étiologie de la perversion, ses finalités, la conscience ou pas de ces conduites, la signification du faux-self joué par ces profils, le caractère des "victimes", les moyens de s'en extraire, etc. Je dois faire face. Mais j'ai tellement bossé le sujet depuis cinq mois que je m'en sors plutôt bien, pouvant répondre à quasiment toutes les demandes formulées en cours.

Une chose demeure compliquée. Comment expliquer à des jeunes gens de dix-sept ans la manière dont ce lien pathologique se structure avec la participation active de la victime ? Cela paraît fou et contradictoire. Et pourtant, il ne peut fonctionner que parce qu'entre les protagonistes circule un fantasme qui rend possible cette relation toxique. Cela revient à dire que la proie est partie prenante du drame qui se joue. Or, ce fantasme interroge davantage la structure de la victime que celle du pervers. Car elle veut voir dans l'autre celui ou celle qui serait complémentaire à la manière d'un double de soi par lequel elle peut se "renarcissiser". Le pervers fait tout pour créer, développer et renforcer cette idéalisation qui constitue pour lui une image parfaite de son être inconsistant. En ce sens, les deux répondent à leur faille narcissique. La première hypnotisée par le masque du pervers, le second nourri de l'investissement qu'opère la victime sur lui. Ce rapport se noue et ligote dans un véritable filet ou piège narcissique celui ou celle qui rêve cette relation devenue essentielle, idéale et complémentaire. Quelle différence alors entre les deux profils ? Si la victime est sérieuse dans son investissement et se trouve prête à "faire bouger des lignes" pour une évolution favorable, le pervers ne fait que jouer, que simuler pour piéger toujours davantage celui ou celle qui s'est fait(e) arraisonner par sa stratégie. Car il est hors de question qu'il change, étant parfait à ses propres yeux. Mais il ne fait aucun doute que l'inconscient de l'un réponde à l'inconscient de l'autre, même si l'autre prétend ne pas en être pourvu. Le résultat est une codépendance malsaine dans laquelle une forme de jouissance sadomasochiste s'installe entre les deux, même si pour le ou la perverse, l'autre n'a rigoureusement aucune existence, n'étant qu'un outil c'est-à-dire un objet à exploiter.

Les élèves semblent assez fascinés par ce profil et il y a de quoi même si sa misère intérieure est le moteur de ses actes ignobles. Après avoir signalé tous les indices de cette horrible maladie, les voilà davantage prémunis, du moins puis-je l'espérer.

En tout cas, ce jour-là, ils sont sortis de classe en me remerciant chaleureusement ce qui est, en soi, une satisfaction professionnelle et disons-le, également...narcissique.

 

21 novembre 2023

De l'inauthentique en philosophie

 Qu'est-ce qu'être authentique ou inauthentique ? | Psychomédia

      Je me suis toujours méfié de ceux ou de celles qui usent des philosophes, des références ou d'un jargon pour alimenter une réflexion dans une conversation. Cet usage peut masquer des mobiles fort éloignés du souci de la vérité qui fait l'esprit philosophique. Bien souvent, ce qui est à l'oeuvre ne consiste pas à montrer seulement qu'on sait et à exercer par là une forme de pouvoir hypnotique sur l'autre mais aussi à se donner une contenance pour dissimuler sa propre caducité intérieure. Je me souviens de cette professeure des universités traitant de "l'effacement de la subjectivité" et passant ses heures de cours à citer Aristote, Descartes, Spinoza et Kant comme un catalogue de prestige. J'étais intervenu devant des étudiants effarés en lui demandant ce qu'elle pensait, elle, du sujet dont elle traitait sans disparaître derrière un paravent bien commode. Il est si confortable de tenir précisément sa propre subjectivité à l'abri sous la houlette des figures tutélaires tout en croyant philosopher soi-même.

      Je me souviens aussi de cette autre femme toxique pouvant citer Hobbes et son analyse anthropologique des passions tout en étant elle-même intimement convaincue de n'avoir jamais éprouvé aucune haine pour personne, dans un clivage aussi retentissant qu'ignoré ; ou mobilisant Heidegger et l'inauthentique du "on" tout en se drapant dans un "faux-self", dans une image par laquelle elle exprimait l'exact inverse des propos tenus. Je l'entends encore déblatérer sur l'intersubjectivité chez Merleau-Ponty ou la crise chez Hannah Arendt, autant de concepts d'autant mieux maîtrisés abstraitement qu'ils étaient totalement décorélés de l'expérience existentielle réelle. Ces attitudes sont remarquables par la stratégie d'évitement et de fuite qu'elles mobilisent pour plaire, séduire et se donner une consistance hallucinée sous le regard de l'autre.

 Quel point commun y a-t-il entre ces deux types psychologiques sinon une position de faiblesse et de minorité vis-à-vis de ce qu'il faut appeler le grand Autre ? Citer Kant ou Heidegger peut ici se comprendre comme un processus d'appropriation par lequel le  moi tente de se constituer lui-même dans un rapport défaillant à l'autre. Il faudrait faire parler cette défaillance pour entendre ce qu'elle a à dire d'une faille narcissique archaïque comme de la subjectivité réelle dont on peut se demander si elle n'est pas en friche. Nous reconnaissons ici la théorie du ruissellement en termes d'économie psychique. Tout fonctionne comme si les philosophes permettaient de se saisir de l'autre comme d'une nourriture narcissique potentielle dans le but de combler son propre vide intérieur.

Nous voyons bien que la philosophie a bon dos. Mais elle a aussi bon dos lorsque par elle on croit échapper à ses complexes d'infériorité, à ses incapacités personnelles, aux trous qui agitent son âme depuis si longtemps dans un tourbillon incompréhensible. Mobiliser des philosophes permet de déjouer en apparence son propre négatif et de se persuader qu'on a ainsi une "valeur" à ses propres yeux. Nos chercheurs de sagesse sont donc psychiquement des bouche-trous.

Ils participent dans de nombreuses structurations psychiques de mécanismes de défense du moi qu'on appellera "l'intellectualisation", le "clivage" et le "déni". Le drame de ces organisations mentales est qu'elles détruisent sur le fond le sens même du philosopher. Car philosopher implique le sujet dans son "dire", dans une expression nourrie d'une impression intérieure devant être reconnue pour ce qu'elle est. C'est ce que j'appelle depuis un moment, ce travail du négatif par lequel je peux entendre par devers moi ce qui se dit dans les plis de ma propre parole. Mais ce travail ne va pas sans la reconnaissance de son négatif, de la dynamique des pulsions à l'oeuvre et des passions qui en découlent.

La psychanalyse est en ce sens un excellent moyen d'entendre par la troisième oreille ce que le corps peut rendre audible par effraction. Celui qui fait ce travail sent, s'il a développé ce flair intérieur, tous les stratagèmes d'évitement chez l'autre parce qu'il a fini par les reconnaître en lui-même. Cette visibilité, cette fragrance, cette onde imperceptible pour celui qui se terre dans le conscient et ses représentations, devient de plus en plus sensible, envahissante, bruyante pour l'initié au chaos des profondeurs. Ce parasitisme qui vient perturber toute relation pose la question de ce qui peut réellement se partager, se communiquer. Pour paraphraser Nietzsche, "ça pense" ou plutôt ça communique à un endroit qui n'est jamais celui qu'on croit. Ce que nous avons alors en partage, ne serait-ce pas étrangement l'incommunicable ? 

Il est difficile d'être dans une relation profonde avec des personnes qui ne font pas ce travail introspectif car la superficie est leur seul horizon. Leurs perspectives demeurent captives de la représentation, c'est-à-dire de l'imaginaire dont le moi se nourrit et contre quoi il entend résister, à savoir le caractère intempestif de la tectonique, là où grouillent les impulsions les plus riches et les plus inavouables. Aucune philosophie n'y changerait quoi que ce soit !

Il conviendrait de distinguer ici le moi et le sujet. Si le premier reste sous l'empire des images et du narcissisme, donc d'une hétéronomie fondamentale, le sujet se reconnaît en ce qu'il se découvre tout en se voilant sur le plan symbolique (car il est "un trou dans le savoir"), dans l'expression d'un désir marqué par la castration, par l'essentielle séparation qui le ramène à son territoire psychique propre, autrement dit à ses propres limites. C'est la condition par laquelle le réel peut être pensé à défaut d'être clairement connu. C'est aussi la condition par laquelle le philosopher n'est pas qu'un jeu de dupes faisant de la vérité une exigence pour soi-même.

Car se référer à Spinoza, Schopenhauer ou Nietzsche ne constitue pas en soi un geste philosophique s'il ne s'accompagne pas d'une authentique et sérieuse implication dans la reconnaissance pour soi-même de ses motivations cachées, sans quoi ces figures censées libérer l'esprit ne feront que le maintenir dans un assujettissement aussi réel, aussi pathétique que méconnu.

Comme quoi, la philosophie n'existe pas, n'existe en vérité que le "philosopher".

24 octobre 2023

De la vengeance

 Psychologie : est-ce normal de vouloir se venger ?

            Le propre de la psychologie perverse narcissique est de toujours passer inaperçue, d'être le plus souvent irrepérable et socialement très intégrée au point que personne ne soupçonne le caractère malsain, mensonger, hypocrite et destructeur de cette redoutable pathologie. Il faut s'y confrontrer dans l'intimité pour découvrir d'étranges anomalies comportementales dont nous avons identifié les signes précédemment. Elle emprunte à la névrose la dimension obsessionnelle et hystérique et à la psychose la déformation de la réalité selon des besoins propres à partir d'un clivage qui interdit au sujet l'accès à ses émotions. Pour la perverse, la vérité est un mensonge qui réussit. Elle ne serait qu'à plaindre pour sa misère existentielle qui la condamne à un "faux-self", à une image surjouée nécessitant de mobiliser une énergie ravageuse, si elle n'était pas dans une logique de destruction méthodique de l'autre, investie par une haine aussi archaïque qu'inconsciente. Les comportements de ce profil sont véritablement abjects en ce qu'ils se nourrissent de la puissance du conjoint tout en le détruisant directement dans le cas de la perversion grandiose et dans son dos et de manière sournoise pour ce qui concerne la perversion masquée fragile.

         En réalité, la perversion narcissique est l'histoire d'une vengeance qui invente le mal dont la malade a besoin pour déverser son fiel et sa malveillance qu'elle ne veut et ne peut pas reconnaître, n'ayant pas d'inconscient à ses yeux. Elle fonctionne par identification projective en attribuant à l'autre son propre négatif pour mieux assouvir sa soif. Ce faisant, elle se protège de sa fourberie en créant de toute pièce une image de soi moralement bonne, en se réfugiant perfidement dans des valeurs morales, en se montrant inattaquable extérieurement. Et c'est fort habilement que cette vengeance réactive trouve à se faire passer pour de la bonté mobilisant une apparence favorable, une gentillesse feinte, voire le sens aigu de la louange tout en assouvissant discrètement son projet mortifère. Le caractère immonde de la perversion narcissique est à l'image de l'époque dont la surface dissimule ses véritables ressorts. On comprend pourquoi les pervers prospèrent et accèdent même aux plus hautes fonctions pour ensuite martyriser des peuples entiers. 

       Au sortir d'une relation avec une perverse, la question de la justice se pose et avec elle de la vengeance. Car, les actes odieux commis, s'ils sont discrets, n'en restent pas moins dévastateurs, ignobles et moralement inacceptables. Il est difficile pour les victimes de rendre compte de processus manipulatoires, des logiques de retournement, des phrases assassines, des comparaisons ignominieuses, des dénigrements sournois, des mensonges récurrents, des viols de l'intimité livrée à des tiers, bref, des maltraitances psychologiques etc... Toute cette violence subie appelle en principe une réparation. 

        Hegel, dans ses Principes de la philosophie du droit distingue classiquement vengeance et punition. Si la première fonctionne en duo - ce qui est le mode pervers par excellence, c'est pour permettre à la partie lésée d'obtenir une réparation directement et par elle-même, ce qui précipite la relation dans le cycle infernal de la violence réitérée, la seconde se joue à trois en faisant intervenir la loi, instance universelle dont le juge est le garant. Ainsi, la punition, oeuvre du tiers peut-elle mettre un terme à la vengeance en garantissant la réparation légitime selon la presciption du droit et un travail de raison. La vengeance est passionnelle, la punition rationnelle dans son principe.

       Encore faut-il pouvoir démontrer les actes pervers ce qui n'est pas simple et nous savons combien les victimes ne passent pas le cap de la dénonciation judiciaire tant les procédures sont longues et pénibles et conduisent trop souvent à un non-lieu. Comment obtenir réparation ? Faudrait-il en passer soi-même par la vengeance ? Nietzsche distingue avec finesse "vouloir se venger et se venger", "nourrir des idées de vengeance et les réaliser". Si la première expression fait signe vers d'interminables ruminations, la seconde est active, effective et se déploie dans le combat au grand jour, sans se cacher. Au mode pervers de la vengeance sourde qui est un empoisonnement précoce du corps et de l'esprit et dont la perverse est passée maître, Nietzsche oppose la riposte d'une vengeance non ressentimenteuse, d'une contre-attaque qui n'est pas un mal en soi. Dans la Génalogie de la morale, il note que "le ressentiment du noble lui-même, lorsqu'il s'en présente chez lui, s'accomplit et s'épuise en effet en une réaction immédiate, il n'empoisonne donc pas." Il y aurait donc deux formes de vengeance, l'une réactive et perverse, fruit d'une "haine non rassasiée" et l'autre active qui passe par l'affrontement ouvert mais aussi par le mépris voire l'oubli et l'indifférence comme modes actifs de résolution.

     Notre monde ne s'accommode pas d'une vengeance ouverte assumée dans le face à face qui reviendrait à régler les comptes, à remettre les pendules à l'heure, à pratiquer par exemple avec dignité un "art de la gifle". Nous savons ce qu'il advient de ceux qui s'y adonnent. Livrés à la populace, aux médias déchaînés, aux néo-féministes ressentimenteuses, c'est une mort sociale qui s'annonce car on ne tolère plus ce procédé qui officie à visage découvert. Non, il faut en passer par un tiers de plus en plus inopérant et disqualifié, celui d'une justice fatiguée, privée de moyens réels. Les perverses et leurs acolytes masculins ont de quoi pavoiser. 

    A défaut de claques et de gifles, c'est donc par le mépris et l'indifférence qu'il est nécessaire de se dresser contre cette psychologie du ressentiment, contre cette infâme perversion qui se dissimule sous les oripeaux d'une façade aussi mielleuse que détestable. La force de l'indifférence est qu'elle renvoie la perverse à son néant, à son inexistence, à sa misère qui est son triste sort et son irrémédiable destin.

14 octobre 2023

De la déflagration d'un mot

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"La plupart des amitiés sont hérissées de "si" et de "mais", et aboutissent à de simples liaisons, qui subsistent à force de sous-entendus." (Chamfort, Maximes et pensées)

La période que j'ai traversée fut d'une rare richesse sur le plan personnel malgré son âpretré et sa rigueur. Je dis "malgré" car de cette expérience du négatif surgit une leçon de vérité aussi essentielle que difficile pour l'homme lucide. La pensée ne pense jamais véritablement que lorsqu'elle cesse de fuir ce qui lui déplait et qu'elle s'arrache à ses propres points aveugles, à ses illusions. Cette leçon m'a été donnée par l'irruption d'un terme qui a fait trou, qui est venu percer l'édifice de mes représentations. Ce mot décisif et déclencheur -  "perversion" -  dont j'ai beaucoup parlé ici ces derniers temps, a agi comme un bâton de dynamite produisant une effraction redoutable dans mon esprit, le précipitant dans une sorte de chaos intérieur.

Cette effraction est l'autre nom d'une vérité que je ne voulais pas entendre mais qui frappa si fort qu'elle me contraint à la revisitation d'une longue, trop longue histoire prise dans les filets de cette psychopathologie aussi grave qu'indécelable extérieurement. Mais voilà ! La vérité cogne comme cogne le réel qui blesse notre amour-propre, notre compréhension ordinaire des situations fondée sur le pouvoir de séduction des apparences. Je n'avais pas vu pour moi-même et pas voulu voir combien, tel Ulysse face au chant des Sirènes, je risquais de me laisser choir dans l'abîme, entrainé par une mélopée diabolique dont la tonalité passionnelle était mue par un désir d'emprise et de régression vers une unité fantasmatique. Ulysse se fait attacher intelligemment au mât de son navire et ordonne à ses matelots de se mettre de la cire dans les oreilles pour qu'ils ne suivent pas les êtres maléfiques et n'obéissent pas à son ordre de le détacher. Ulysse est précautionneux et raisonnable. Il protège son intégrité. Pour ce qui me concerne, j'ai toujours senti ce risque et mon système d'alerte a fonctionné mais la sirène sibyllinne a su percer des mécanismes de défense utiles à la sauvegarde d'autant qu'elle se comporte stratégiquement comme la Muse inspiratrice, sa cousine, dont elle est l'envers. Telle est l'intelligence perverse qui dit et présente systématiquement l'inverse de ce qu'elle est et de ce qu'elle ressent. Sa force est de sentir la faille de l'autre pour y entrer, le coloniser et tenter de s'emparer de sa vie affective. L'objectif est d'y déverser sa haine une fois réalisée la "soudure narcissique" utile à son projet destructeur.  

Ce mot, "perversion", fut un choc total, un hapax existentiel sur lequel mon intelligence est venue se fracasser, me contraignant à penser ce que je ne savais pas penser. Là réside l'esprit philosophique, non pas dans l'extension des savoirs mais dans cette butée qui est l'autre nom du Réel et qui pousse à reconnaître pour soi-même son propre impensé ; mieux, à cesser de refuser la douloureuse et pathétique vérité. Comment accepter de s'être trompé à ce point ? Comment reconnaître sa prore cécité lorsque tous les faits et les témoins font converger vers cette effrayante révélation ? Il faut dire que je la pressentais. Le mot m'est apparu en voyant le film "L'amour et les forêts" avec le personnage joué par Virginie Efira, personnage auquel je finis par m'identifier. Le travail introspectif me permettra d'entendre l'horreur signifiante du mot "perversion" m'obligeant à un véritable effort d'analyse et de compréhension sans lequel ma descente dans les abysses eût été vraisemblablement sans retour.

La puissance de ce signifiant fut telle qu'elle fît signe vers un impossible à dire, un réel pur pour lequel l'esprit ordinaire n'est pas préparé. La perversion masquée à laquelle je me suis confronté n'est jamais explicite contrairement à la pathologie la plus commune -la perversion dite grandiose. Son pouvoir réside surtout dans sa modalité fragile faite de comportements indirects et répétés, soufflant le chaud puis le froid, produisant à long terme un brouillage complet des catégories permettant de penser habituellement une relation. La sirène maléfique perturbe ainsi gravement le fonctionnement du cerveau en neutralisant son système de protection. Ce dernier ne parvient plus à lire, à déchiffrer, à comprendre, à rendre intelligible ce qui se passe. Cette confusion procède d'une manipulation très subtile et sournoise et destructrice dans sa visée, car l'autre qui n'existe pas comme autre est objet d'une haine archaïque aussi dévastatrice que clivée chez la personnalité perverse.

L'autre leçon de vérité concerne directement les relations dites d'amitié que j'ai évoquées dans mon précédent billet. Là encore, la puissance de la pensée de chacun est mise à l'épreuve face à des éléments de réalité. Il est intéressant de constater combien le refus d'interroger sur le fond ce qui s'énonce-là peut être révélateur des limites qui bornent la relation. Car la tentation est forte de renvoyer cette expérience du Réel à la subjectivité privée, à l'intimité et de pratiquer un relativisme de confort pour ménager la chèvre et le choux. C'est la possibilité même d'un philosopher en partage qui se joue comme une certaine conception de l'amitié dont on finit par croire qu'elle est acquise. Avec cette tempête signifiante, la nature réelle du lien se dévoile et comme le note Chamfort, "de simples liaisons subsistent à force de sous-entendus". L'expérience douloureuse dont le mot "perversion" est le nom a sonné l'heure du réveil et avec lui, il était grand temps de faire le ménage sur tous les plans.

 

6 octobre 2023

Du négatif dans l'amitié

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Ténèbres blanches, Démocrite, Okéanos

La période est clairement estivale alors que l'automne astronomique s'est emparé de la qualité des temps pour donner à la nuit une place progressivement déterminante. Cette déclinaison lente habitue l'esprit au changement sans que ces mêmes changements soient perceptibles, surtout lorsque l'astre majeur traverse le firmament sans nuages. Cette délicatesse à l'oeuvre ne doit pas faire oublier que "la constance même n'est qu'un branle plus languissant."(Montaigne).

J'aime cette image car elle est celle d'un négatif qui pointe et qui obscurcit notre rapport au temps, qui nous donne à méditer l'envers,  l'inapparent, l'assombri, la nuit qui absorbe les choses avec ses ombres croissantes et son ensauvagement crépusculaire. C'est un défi pour la pensée que de penser le négatif. C'est à cette condition que l'humaine condition se réalise, que l'humanité éprouve sa propre inhumanité et s'accepte dans ce qu'elle cesse de refouler ou de nier.

Il en va de même avec les relations. Depuis la naissance de ce blog, je n'ai cessé d'interroger le négatif, le flambeau noir de l'inconscient et j'ai rencontré d'autres nomades, d'autres courageux sur cette interface, des esprits lucides soucieux de vérité et d'authenticité. J'ai aussi rencontré des esprits étroits, ressentimenteux, inaptes à l'interrogation, vindicatifs car enlisés dans des idéaux aussi séduisants que fallacieux. Spinoza a bien résumé la chose : "Ni rire, ni se moquer, ni se lamenter mais comprendre." Dès lors que le jugement moralisateur pointe derrière l'argument, dès qu'une grille de lecture ou des processus de retournement sont à l'oeuvre et se plaquent sur le réel pour l'amoindrir, le nier, l'édulcorer, la pensée cesse d'être une pensée.

Citant Spinoza -et je l'ai déjà dit ici, toute possibilité de penser sérieusement ne peut se faire que sur la base d'une introspection où se joue pour soi-même la question de son propre négatif, comme de celui de l'autre lorsqu'il se révèle au grand jour. Mais penser le négatif de l'autre, n'est-ce pas reconnaître qu'on est peut-être passé à côté de quelque chose ou qu'on doive abandonner la surface relationnelle faite de conventions et de masques ? Car le quiproquo guette toujours et certains ou certaines s'abandonnent complaisamment au jeu de la séduction comme au magnétisme du double qui détourne la pensée de ce qu'elle peut. Peut-être y a-t-il comme dit Kant de la lâcheté et de la paresse à se laisser aller ainsi, à refuser de se tenir droit(e), à s'abandonner au discours ronflant qu'une bonne âme peut servir pour endormir son monde et manipuler. La tartufferie n'est pas nouvelle. Elle est à l'oeuvre partout jusque dans les revendications pseudo-amicales, jusque et surtout dans l'art de faire bonne figure. Comme le note La Rochefoucauld, "les personnes faibles ne peuvent être sincères." Et il faut de la force d'âme pour oser penser par soi-même et se servir de son entendement en s'arrachant au chant des sirènes.

La véritable amitié est triangulée par l'exigence de vérité qui circule entre des êtres. Ce soin pour la vérité est un soin pour l'ami et réciproquement. C'est ce qui est à l'oeuvre dans une forme d'intersubjectivité aussi rare que précieuse. J'aurai observé en ces temps d'étrangeté intérieure combien cet enjeu n'est pas partagé sur le fond avec bien des "relations". Cela permet de comprendre les clivages qui existent au sein même de ce qu'on peut prendre pour telles. A peine apparaît un négatif et voilà des "amitiés" en fuite ! Elles disparaissent de votre champ de vision comme si l'expérience de vérité à laquelle vous vous confrontez ne pouvait être dite et encore moins pensée. Schopenhauer note dans les Parerga que "les amis se disent sincères ; alors que ce sont les ennemis qui le sont." Il n'est pas impossible que ce vocable -"amitié"- soit trop "mol", ravagé par l'idéalisme, par la bien pensance et la mièvrerie pour être honnête. L'ennemi a le courage de son négatif. Au moins, le plus souvent, sa haine n'est-elle pas dissimulée et transfigurée en manières ! Car l'honnêteté supposerait une aptitude à la colère, à la passion, à l'affectivité, autant de choses niées sous les oripeaux de la séduction et de l'apparence. Le refus du négatif est cette honte à l'égard de soi qu'on se dissimule pour se donner bonne conscience. Elle est le siège de la médiocrité que les médiocres ont en partage, autant dire des esprits moyens qui ne vivent que de convenances et de doux rêves.

Nous leur laissons leur manque d'altitude, leur incapacité. C'est parce que nous sommes descendus dans les ténèbres, parce que nous avons rencontré tout en bas les monstres dont la sirène maléfique est le visage pathétique et pervers, parce que nous nous sommes heurtés au risque de l'effondrement, au pouvoir de la division, au cancer relationnel qui infecte le corps et l'esprit très lentement à la manière d'un goutte-à-goutte que nous avons mis nos forces vitales à l'épreuve et amorcé une lente mais nécessaire ascension. Cette élévation libératrice inverse le cours du temps et ramène le printemps au coeur de l'automne pour harmoniser les forces et les redéployer. Le négatif se renverse en son contraire dans l'intensification de l'énergie vitale. De ce jeu, surgit une création qui ne peut être que sur fond de destruction. Le véritable ami est un penseur de la destruction et de la cruauté, condition élémentaire d'une ascension en partage.

 

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