L'adulte et l'enfant
J’avais été interpelé, il y a fort longtemps, par cette formule de Bernard Defrance, professeur de philosophie, qui interrogeait à l’époque les violences institutionnelles invisibles dans l’école : « l’adulte est celui qui a compris qu’il ne le sera jamais véritablement ». Par là, il me semblait rappeler combien cette position psychologique et sociale - l’adulte, contient en elle-même sa propre négation, un peu comme dans la formule de Démocrite reprise par Socrate, « je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais rien ». L’adulte véritable serait ainsi en possession d’un savoir sur lui-même lui interdisant de s’affirmer comme être accompli, de s'identifier à sa définition supposée. En latin « adultus » signifie « qui a fini de grandir », « qui a accompli sa croissance ». La racine est intéressante puisqu’elle marque la hauteur : « altus ». L’adulte est celui qui s’est élevé là ou l’adolescent (adolescens) lui est « en train de grandir ».
Si nous nous en tenons à l’aspect de la croissance physique, du développement corporel, cette définition paraît valide quoiqu’elle poserait problème pour le quatrième âge dont le processus de croissance s’inverse.
En réalité, la position adulte devient problématique dès qu’on se place sur le terrain psychique et sur le plan des facultés. C’est là que les choses se compliquent. Ces derniers jours, à la suite d’expériences relationnelles fortes, je me suis rappelé cette maxime de La Bruyère issue des Caractères : « Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés ; ils rient et pleurent facilement ; ils ont des joies immodérées et des afflictions amères sur de très petits sujets ; ils ne veulent point souffrir de mal, et aiment à en faire : ils sont déjà des hommes. » Le moraliste souligne avec une puissance sans pareille l’unité du genre humain inscrivant l’enfance dans le monde des hommes, comme dans celui des adultes. En y réfléchissant plus avant, il m’est apparu évident qu’il fallait inverser la proposition de la Bruyère : les adultes sont hautains, dédaigneux, colères, menteurs, dissimulés… ; ils ne veulent point souffrir de mal et aiment à en faire : ce sont des enfants. Sans doute, cela permet-il de mieux comprendre la formule qui a initié cet article. Qui donc, en effet, pourrait, dans ces conditions, se prévaloir d'être adulte ?
L’adulte ne serait-il pas la fiction que tous se racontent pour échapper à leur condition native, à l’enfant qui, en eux « ne parle pas » comme le rappelle l’étymologie (in-fans) mais qui agit par caprice sous l’impulsion de désirs, de tendances, de penchants marqués par l’immédiateté et l’urgence d’une satisfaction ? Qui a véritablement le pouvoir en soi ? Celui qui parle, usant du logos et des facultés de raison ou celui qui, caché dans l’ombre d’un négatif tout puissant, impose ses diableries et sa duplicité ? C’est bien dans ce refus comme dans l’impossibilité de la parole que se niche la dimension de l’inconscient et des pulsions fondamentales comme l’a si bien montré Freud, dans les traits les plus inavouables de la personnalité indomptable rétive à toute domestication réelle. Nous saisissons ici le rôle primordial de l’éducation condamnée le plus souvent à échouer à imposer la castration, c’est-à-dire les limites de la toute puissance imaginaire dont l'enfant se croit investi.
Bien sûr, ce dernier finit par parler, par entrer sous la contrainte dans l’ordre symbolique qu’il introjecte plus ou moins bien. Mais, sa croissance psycho-affective demeure connectée à la réalité hors-langage de la pulsion quoiqu’il la déguise à l’âge adulte sous les oripeaux de la culture et des titres.
Le professeur croit en avoir fini de ses abjections, de ses fantasmes, de sa violence d’enfant tout en usant de la norme pour noter, classer, humilier celui qu’il a en face de lui et qui doit bien lui rappeler quelque chose.
Ou le juriste, le juge, l’avocat qui, tout en rappelant le droit pour autrui prend un malin plaisir à infliger la rigueur de la loi aux délinquants dont il a la charge, tout en s'autorisant dans la sphère privée des comportements contrevenant aux principes élémentaires qui fondent l’intersubjectivité, avec par exemple, une incapacité stupéfiante à se reconnaître comme l'auteur de ses propres actes.
Ou le prétendu philosophe qui, ayant des réponses sur toutes choses, donnant des leçons à tout le monde, se révèle inapte à interroger sa suffisance, son crétinisme, ses propres failles.
Ou les politiciens qui, tout en profitant d’un système qui les protège et les avantage grassement, décident de lois scélérates pour les populations les plus précarisées, sur les gens d’en-bas, les « prolétaires » - étymologiquement ceux qui ne sont pas « hauts », « citoyens de la dernière classe », et qu’il faut considérer comme des enfants ignorants en usant d’un sadisme institutionnel obscène. Où sont les adultes ? Où sont les enfants ? Ne sont-ils pas précisément les mêmes mais autrement ?
L’adulte est ainsi un être divisé voire clivé ou pire dissocié entre le symbolique et le désordre pulsionnel. La division marque l’état névrotique, le clivage faisant signe davantage du côté de la perversion, tandis que la dissociation relèverait de la psychose.
Qu’est-ce donc qu’un adulte ? Sans doute, la plupart du temps, un enfant qui n’a pas grandi, qui se déguise sous l’armature des conventions, qui se dissimule et impose plus ou moins discrètement le régime de ses passions imaginaires, sa quête de pouvoir sans limite, son obsession d'être le plus fort, le plus haut, naviguant sur une crête fantasmatique comme comme font tous les narcissiques de ce monde, ceux que j'ai baptisé les "crétins".
Il en faut du travail psychique pour pactiser avec l’enfant qu’on fut (confus) et qu’on demeure, pour regarder en face son avidité et sa cruauté, sa jalousie et ses peurs. Mais vient un jour où il devient possible de devenir l'ami et même le protecteur de celui qui fut dans sa première vie, insécure et tellement faible, le solliciteur des ressources dont l’enfant est aussi porteur pour que l’adulte réconcilié sache que sont déposés en lui tous les âges de sa vie et qu’il y aurait folie à le nier. L’adulte est bien celui qui a compris qu’il ne peut jamais l’être tout à fait et que cela l’oblige à l’égard des enfants de ce monde, comme à l’égard de son propre enfant intérieur. L'adulte, à défaut d'être élevé comme il le croit trop souvent dans sa sourde ignorance doit reconnaître qu'il est encore un élève, celui dont la véritable croissance est infinie. Sans doute est-ce là la condition pour entrer dans une relation interhumaine, dans des relations d'amour et d'amitié qui surmontent en partie ce que Hobbes, cet autre philosophe du XVIIè siècle, appelait en son temps "l'état de nature".