Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
DEMOCRITE, atomiste dérouté
16 février 2024

Psychopathologie de la démocratie

 ENTRETIEN - Où va la démocratie participative ? avec Loïc Blondiaux - Nonfiction.fr le portail des livres et des idées

 

Samedi dernier, j'ai assisté, en fort bonne compagnie, à une excellente conférence donnée par Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe sur le thème "La Démocratie en question". J'y ai appris tout ébaubi que je ne vivais pas en démocratie (tiens donc !) et que généralement les philosophes n'aiment pas ce régime d'opinions toujours potentiellement dangereux car la doxa se répand par influences  et résiste mal au pouvoir des sophistes et autres rhéteurs. Comment la plèbe pourrait-elle effectuer cette epistrophè chère à Platon, mouvement par lequel, l'esprit se tourne vers le ciel du dedans, au plus près des Idées incorruptibles, au plus loin du sensible et de ses intérêts immédiats ? 

J'y ai appris encore que ce qu'on appelle aujourd'hui démocratie se réduit à quelques droits généraux relatifs à la liberté de la presse, à la liberté de conscience comme à celle de manifester à condition de ne déranger personne. Et comme le système tend à individualiser (Christophe Pébarthe a dit "individuer", ce que je corrige) autant qu'il est possible l'expression politique, ramenée à des impressions, au témoignage resserré sur le périmètre de l'homme privé, il va de soi que la décision est toujours le fait des représentants qui ne représentent pour l'essentiel qu'eux-mêmes. D'ailleurs, l'historien n'a pas manqué de pointer l'ironie d'une démocratie dite participative, expression absurde dont se félicitent pourtant les édiles lorsqu'ils consultent les "citoyens" sur l'avenir des trottinettes électriques ou le nettoyage des crottes de chien. Qu'est-ce donc qu'une démocratie non participative sinon un pouvoir (Cratos) qui n'appartient pas au peuple (Dèmos) autrement dit un régime par définition non démocratique ?

L'individu est consulté sur ses besoins mais le citoyen a déserté l'espace public car la séparation d'avec sa propre réalité organique (individu désigne une réalité indivisible) a disparu. Le citoyen n'existe que par l'institution d'un espace psycho-politique, d'une dualité qui le tient à distance de ce qu'il veut comme individu privé au profit d'un intérêt public, de ce qu'il peut vouloir comme membre appartenant à une communauté politique. Si l'individu sert son intérêt personnel, le citoyen se dresse au-delà de sa condition dans un rapport à l'intérêt général. Où diable se trouve l'intérêt général ? Et d'ailleurs, que peut-il signifier ? Cet intérêt réside sans doute moins dans un contenu que dans une forme dont les Grecs furent les géniaux inventeurs.

C'est que le logos n'épuise jamais le réel et qu'à cet égard, la "vérité" ne peut jamais être dite ou plutôt se trouve condamnée à être éternellement relancée par la contradiction. La contradiction  inhérente au logos est toujours débordée par ce qui ne peut pas être dit. Serait-ce la faiblesse du régime démocratique ou sa force ? Ne graviterait-il pas autour d'un impossible à symboliser, d'un trou qui est à la fois la condition d'un jeu politique (qu'on se rappelle la nécessité du vide pour que le mouvement ait lieu) et d'un espace qui me sépare non seulement des autres -qui ne sont pas des clones- mais aussi de moi-même ? La belle formule de l'auteur des Essais nous le rappelle : "Michel de Montaigne et le maire de Bordeaux sont deux". Ce n'est pas qu'un jeu de langage car A n'est jamais égal à A. La logique s'arrête au seuil  de l'analyse psychologique. La condition de la pensée réside dans ce refus d'une identification de la subjectivité à une charge unique, à une définition ou à une réduction de l'homme public à l'homme privé et réciproquement. Hannah Arendt se souviendra de cet enseignement comme condition de l'exercice de la pensée. Entre moi-et moi-même s'insinue une distance fondamentale qui me permet de juger, de délibérer, de critiquer et d'évaluer. La suppression du deux-en-un est le moyen par lequel le totalitarisme a pu se déverser sur le monde. Or, la démocratie, comme système d'expression de la pensée contradictoire ramène l'esprit à ce qui s'oppose à lui dans le langage et partant, dans la réalité même. Ce trou fait la vitalité démocratique, l'impossiblité de recouvrement du logos et du réel, jamais superposable, toujours ouvert à la perspective et au débat.

Exhumant la démocratie athénienne, Barbara et Christophe ont rappelé que l'expérience démocratique  directe a bien eu lieu. Les citoyens se retrouvaient sur la colline de la Pnyx pour discuter des décisions à prendre concernant l'avenir de la Cité (faut-il entrer en guerre, taxer les récoltes, lever des impôts etc.). Elles se prenaient avec un quorum de 6000 voix puis les lois étaient proclamées sur l'agora. Cette forme inédite invite à penser une citoyenneté vivante qui ne présuppose pas l'incompétence du peuple et des individus mais leur implication sensible dans la chose publique car si la guerre était votée, ils devaient alors prendre les armes et défendre eux-mêmes la Cité.

Que s'est-il passé pour que nous abandonnions de la sorte la décision politique à quelques privilégiés qui profitent très largement du système qui les nourrit grassement ? Sans doute faudrait-il se souvenir de La Boétie et "la servitude volontaire" ou de Marx et son analyse de l'aliénation. Qu'est-ce qu'un aliéné sinon quelqu'un qui non seulement ignore qu'il l'est mais qui, de surcroît, revendique la logique qui le tient séparé de sa propre puissance au point de renoncer à l'exercice de ses droits ? Comment admettre sa propre position sans découvrir simultanément avec stupéfaction qu'on fait partie d'un jeu qui supprime l'espace même du jeu ainsi que toute délibération qui en organise le cours. Il est tellement tentant d'être réduit à ses appétits, à son temps de loisir, à la consommation de masse, aux frontières de la seule individualité, tentant et aisé de ne plus apercevoir sa propre dualité, sa propre contradiction. 

La démocratie n'a pas eu lieu ici parce que le trou autour duquel elle gravite est saturé par les besoins, par l'identification à l'unité individuelle, par la mécanique du pouvoir qui ramène l'individu à l'imprévisibilité du sort, à ses incertitudes quant au lendemain. Il y a dans ce renoncement à la dualité une forme de régression qui pourrait rappeler l'état névrotique élémentaire : la soumission à un Père tout puissant vis-à-vis duquel il serait impossible de rivaliser. Ainsi, les citoyens, confinés dans une position de minorité, se sont-ils soumis, fascinés par la figure supérieure d'un De Gaulle ou d'un Mitterrand. Mais voilà, ce modèle de l'infantilisation névrotique a vécu. Nous avons changé de matrice - il faudrait dire "patrice"- psychopathologique.

Là où nos intervenants ont interrogé leur propre névrose personnelle face à la déréliction qu'ils constatent, j'ai émis l'hypothèse d'une organisation fondée sur la perversion mais à condition d'en définir les contours. Perversion du politique qui interroge la relation de l'individu jouissant sur un mode potentiellement masochiste de la situation dans laquelle il se trouve. Dans la névrose, le pouvoir institue de manière verticale mais institue tout de même. Dans la perversion, il n'institue pas, il agresse toujours de façon latérale en fabriquant le consentement par la manipulation douce, par l'identification du représentant à la loi qui joue avec la lettre au mépris de son esprit (on l'a vu avec l'usage formel du 49.3), par une prétention à la vérité pour autrui (le supposé peuple) qui s'impose sans discussion, par un usage systématique de la maltraitance sociale, par l'obsession économique et la ploutocratie, par la posture de victime dès que ces gens sont pris la main dans le sac, par la culpabilisation systématique des "inférieurs": les pauvres responsables de leur pauvreté, les chômeurs de leur chômage, tous ces gens qui ne sont rien, par ces phrases assassines qui reviennent et produisent une intériorisation délètère, par la violence et le retournement à l'égard de ceux qui cherchent à lutter contre ce système etc. Bref, l'art politique serait celui de l'avènement d'une caste de pervers qui accèdent aux plus hautes fonctions grâce à une structuration psychique collective organisée pour eux et par eux.

La faiblesse constitutive de la démocratie est de rendre possible la suppression du trou, son effacement probable dans la conscience de tous jusqu'à ce qu'une autre régression pathologique bien plus grave encore prenne le pouvoir, celle de la psychose collective qui pointe partout sous les formes idéologiques de l'extrême-droite. Avec cette structure délirante, des régimes ouvertement autoritaires et paranoïaques, des folies identitaires imposeront sans ménagement la vérité officielle de notre temps, à savoir que A est égal à A. Avec cette équation, le réel a disparu dans la tautologie, la contradiction n'existe plus, la dualité est supprimée. Comment ne pas y voir la forme terrifiante et accomplie de la pulsion de mort ?

Publicité
Publicité
Commentaires
D
Cher Zéro Mind (quel pseudo !) ; je vous rejoins à un certain niveau mais qu'à moitié, et peut-être d'ailleurs dans une perspective chère à Spinoza. Sans faire de la démocratie une idole, considérons qu'elle demeure la condition politique par laquelle la perspective éthique est le mieux sauvegardée. En ce sens, inutile de se perdre dans le grégarisme. Mais, plus inutile et dangereux d'abandonner l'esprit démocratique et d'accepter la folie totalitaire et identitaire qui mène au désastre global. Cette sombre perspective est la victoire absolue de ce que vous appelez l'instinct grégaire dont le ressentiment constitue l'affect central.
Répondre
Z
Voilà une belle intervention sur la forme mais ne savez-vous donc pas que l'instinct grégaire, qui nous pousse à vouloir un monde meilleur, est un péché chez les gens de notre espez? laissons donc la démocrassie aux crasseux et rejoignons l'île des Bienheureux que les gens de Délos connaissaient un peu, il paraît, et que les Athéniens ignoraient surement. Moi-même, humble voyageur, tantôt dur, tantôt mou, j'ai abandonné mon pays et quitté la terre ferme il y a bien longtemps, pour un voyage sans retour et vogue toujours vers l'inconnu, les cheveux au vent, parce que je le vaux bien. Que trépasse si je faiblisse ! telle est ma devise.
Répondre
Publicité
Newsletter
Derniers commentaires
Publicité