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DEMOCRITE, atomiste dérouté
21 novembre 2023

De l'inauthentique en philosophie

 Qu'est-ce qu'être authentique ou inauthentique ? | Psychomédia

      Je me suis toujours méfié de ceux ou de celles qui usent des philosophes, des références ou d'un jargon pour alimenter une réflexion dans une conversation. Cet usage peut masquer des mobiles fort éloignés du souci de la vérité qui fait l'esprit philosophique. Bien souvent, ce qui est à l'oeuvre ne consiste pas à montrer seulement qu'on sait et à exercer par là une forme de pouvoir hypnotique sur l'autre mais aussi à se donner une contenance pour dissimuler sa propre caducité intérieure. Je me souviens de cette professeure des universités traitant de "l'effacement de la subjectivité" et passant ses heures de cours à citer Aristote, Descartes, Spinoza et Kant comme un catalogue de prestige. J'étais intervenu devant des étudiants effarés en lui demandant ce qu'elle pensait, elle, du sujet dont elle traitait sans disparaître derrière un paravent bien commode. Il est si confortable de tenir précisément sa propre subjectivité à l'abri sous la houlette des figures tutélaires tout en croyant philosopher soi-même.

      Je me souviens aussi de cette autre femme toxique pouvant citer Hobbes et son analyse anthropologique des passions tout en étant elle-même intimement convaincue de n'avoir jamais éprouvé aucune haine pour personne, dans un clivage aussi retentissant qu'ignoré ; ou mobilisant Heidegger et l'inauthentique du "on" tout en se drapant dans un "faux-self", dans une image par laquelle elle exprimait l'exact inverse des propos tenus. Je l'entends encore déblatérer sur l'intersubjectivité chez Merleau-Ponty ou la crise chez Hannah Arendt, autant de concepts d'autant mieux maîtrisés abstraitement qu'ils étaient totalement décorélés de l'expérience existentielle réelle. Ces attitudes sont remarquables par la stratégie d'évitement et de fuite qu'elles mobilisent pour plaire, séduire et se donner une consistance hallucinée sous le regard de l'autre.

 Quel point commun y a-t-il entre ces deux types psychologiques sinon une position de faiblesse et de minorité vis-à-vis de ce qu'il faut appeler le grand Autre ? Citer Kant ou Heidegger peut ici se comprendre comme un processus d'appropriation par lequel le  moi tente de se constituer lui-même dans un rapport défaillant à l'autre. Il faudrait faire parler cette défaillance pour entendre ce qu'elle a à dire d'une faille narcissique archaïque comme de la subjectivité réelle dont on peut se demander si elle n'est pas en friche. Nous reconnaissons ici la théorie du ruissellement en termes d'économie psychique. Tout fonctionne comme si les philosophes permettaient de se saisir de l'autre comme d'une nourriture narcissique potentielle dans le but de combler son propre vide intérieur.

Nous voyons bien que la philosophie a bon dos. Mais elle a aussi bon dos lorsque par elle on croit échapper à ses complexes d'infériorité, à ses incapacités personnelles, aux trous qui agitent son âme depuis si longtemps dans un tourbillon incompréhensible. Mobiliser des philosophes permet de déjouer en apparence son propre négatif et de se persuader qu'on a ainsi une "valeur" à ses propres yeux. Nos chercheurs de sagesse sont donc psychiquement des bouche-trous.

Ils participent dans de nombreuses structurations psychiques de mécanismes de défense du moi qu'on appellera "l'intellectualisation", le "clivage" et le "déni". Le drame de ces organisations mentales est qu'elles détruisent sur le fond le sens même du philosopher. Car philosopher implique le sujet dans son "dire", dans une expression nourrie d'une impression intérieure devant être reconnue pour ce qu'elle est. C'est ce que j'appelle depuis un moment, ce travail du négatif par lequel je peux entendre par devers moi ce qui se dit dans les plis de ma propre parole. Mais ce travail ne va pas sans la reconnaissance de son négatif, de la dynamique des pulsions à l'oeuvre et des passions qui en découlent.

La psychanalyse est en ce sens un excellent moyen d'entendre par la troisième oreille ce que le corps peut rendre audible par effraction. Celui qui fait ce travail sent, s'il a développé ce flair intérieur, tous les stratagèmes d'évitement chez l'autre parce qu'il a fini par les reconnaître en lui-même. Cette visibilité, cette fragrance, cette onde imperceptible pour celui qui se terre dans le conscient et ses représentations, devient de plus en plus sensible, envahissante, bruyante pour l'initié au chaos des profondeurs. Ce parasitisme qui vient perturber toute relation pose la question de ce qui peut réellement se partager, se communiquer. Pour paraphraser Nietzsche, "ça pense" ou plutôt ça communique à un endroit qui n'est jamais celui qu'on croit. Ce que nous avons alors en partage, ne serait-ce pas étrangement l'incommunicable ? 

Il est difficile d'être dans une relation profonde avec des personnes qui ne font pas ce travail introspectif car la superficie est leur seul horizon. Leurs perspectives demeurent captives de la représentation, c'est-à-dire de l'imaginaire dont le moi se nourrit et contre quoi il entend résister, à savoir le caractère intempestif de la tectonique, là où grouillent les impulsions les plus riches et les plus inavouables. Aucune philosophie n'y changerait quoi que ce soit !

Il conviendrait de distinguer ici le moi et le sujet. Si le premier reste sous l'empire des images et du narcissisme, donc d'une hétéronomie fondamentale, le sujet se reconnaît en ce qu'il se découvre tout en se voilant sur le plan symbolique (car il est "un trou dans le savoir"), dans l'expression d'un désir marqué par la castration, par l'essentielle séparation qui le ramène à son territoire psychique propre, autrement dit à ses propres limites. C'est la condition par laquelle le réel peut être pensé à défaut d'être clairement connu. C'est aussi la condition par laquelle le philosopher n'est pas qu'un jeu de dupes faisant de la vérité une exigence pour soi-même.

Car se référer à Spinoza, Schopenhauer ou Nietzsche ne constitue pas en soi un geste philosophique s'il ne s'accompagne pas d'une authentique et sérieuse implication dans la reconnaissance pour soi-même de ses motivations cachées, sans quoi ces figures censées libérer l'esprit ne feront que le maintenir dans un assujettissement aussi réel, aussi pathétique que méconnu.

Comme quoi, la philosophie n'existe pas, n'existe en vérité que le "philosopher".

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Commentaires
D
Merci Marine pour ce beau témoignage, à la fois sensible et plein de vérité. Krishnamurti pose clairement la question de nos attachements comme source de la division intérieure et de la violence. Sa lecture est nécessaire. Cependant, le processus d'auto-observation qu'il propose dans cette "révolution intérieure" permet difficilement de se déprendre des processus inconscients qui contraignent aux phénomènes de répétition. De même l'emprise est un enjeu qui ne se résout pas simplement.<br /> <br /> Merci de pointer ces perspectives Marine et bienvenue à vous sur cette interface déroutée.
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Z
Les vrais philosophes sont des explorateurs, hors système, leur pensée évolue au fil des années et ils évitent de citer les autres souvent parce qu'ils sont trop occupés à essayer de développer leur propre pensée. Mais on pourrait aller plus loin et se demander s'il faut même lire les philosophes puisque ce qui compte vraiment c'est d'être soi-même. Krishnamurti a dit un jour qu'il n'avait rien lu et que ça l'avait protégé et permis de voir le monde avec des yeux toujours neufs. Tant mieux pour lui mais ce n'est pas mon cas - chacun marche sur son propre chemin - j'ai lu un peu mais pas beaucoup, déjà parce que les philosophes sont souvent illisibles pour moi et surtout pour attraper juste l'essence de la philosophie des autres et la soupeser. Evidemment, c'est toujours le plus malin et le moins lourd qui l'emporte, je ne citerai pas son nom par pudeur...
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