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DEMOCRITE, atomiste dérouté
30 novembre 2023

L'enseignement de la perversion narcissique

 Compétence en Enseignement : cours, apprendre, connaissance | HelloWork 

      Je m'étais promis, à la suite de mes récentes expériences de faire un cours sur la perversion narcissique à l'ensemble de mes classes. C'est chose faite. On pourra s'étonner d'une étude psychopathologique dans un enseignement philosophique mais, fort heureusement, la notion d'inconscient, qui a failli disparaître avec la dernière réforme du baccalauréat, comme le "travail", a été sauvée par la mobilisation des professeurs. Il en allait, à travers ces deux notions, d'enjeux essentiels pour la compréhension non seulement de la vie psychique mais aussi des rapports économiques et des logiques d'aliénation à l'oeuvre dans notre monde. En revanche, l'histoire n'est plus au programme de philosophie. Le passé et la construction historique doivent-ils être pensés ? Apparemment non.

      Toujours est-il que, cette année, j'ai inscrit cette pathologie particulière dans les manifestations inconscientes - les symptômes psychiques comme névroses, psychoses, états-limites et pathologies narcissiques pour alerter les lycéens sur les critères et les signes permettant d'identifier la perversion, qu'elle soit "grandiose" ou "indirecte vulnérable". Je ne m'attendais pas à autant de questions sur ce sujet qui, semble-t-il, n'a pas laissé indifférent un public de jeunes gens soucieux de comprendre la nature de ces profils aussi discrets que dangereux et destructeurs.

       Il faut dire que la manipulation mentale exercée par les pervers narcissiques a de quoi impressionner. J'ai pu expliquer le processus général de l'emprise : l'attraction, la captation, le renforcement (valorisation, se rendre indispensable), le verrouillage puis la destruction. Toute cette mise en oeuvre progressive s'accompagne d'une pratique du goutte-à-goutte, de retournements argumentatifs, de la culpabilisation de la proie suivie d'humiliations plus ou moins subtiles distillées de manière indirecte ou directe selon le type. La stratégie s'attaque à l'intégrité de l'autre en soufflant continuellement le chaud et le froid, technique produisant de la confusion mentale. "Je te détruis et tu es mon amour !"  Ou encore, je livre à des tiers des choses intimes et confidentielles pour prendre le pouvoir et jouir des blessures que cela occasionne. Ou encore, je valorise l'autre puis me positionne en sauveur, puis en victime avant de considérer la proie comme un bourreau à détruire une fois l'emprise effectuée. Ou encore, l'art subtil des injonctions paradoxales produisant dans le discours deux messages contradictoires simultanément émis dans le but de faire douter l'autre et d'entretenir sa confusion. Ou encore, la pratique bien rodée du renversement. "Pourquoi ne puis-je pas conduire ta voiture ? demande la proie à celle qui entend garder le contrôle. - "Tu vois, tu es toujours en train de faire des problèmes !!" répond la manipulatrice. Ou encore, le manipulateur balance à ses amis et en public que sa proie déprimée prend des médicaments à plusieurs reprises, chose en principe intime. Cette dernière se plaint évidemment de cet acte inacceptable. Le premier s'exclame alors : "En plus, c'est moi qui vais me faire engueuler ?" "Qu'est-ce que tu peux être violente !Ce sont autant de stratégies perverses qui consistent à retourner la situation en sa faveur en fuyant toute responsabilité et en accusant l'autre d'être à l'origine des problèmes. C'est comme ça que ces profils attribuent à leur victime leur propre négatif pour mieux les démolir méthodiquement. J'explique alors aux élèves le mécanisme d'identification projective.

 Ils écoutent d'abord attentivement puis interrogent l'étiologie de la perversion, ses finalités, la conscience ou pas de ces conduites, la signification du faux-self joué par ces profils, le caractère des "victimes", les moyens de s'en extraire, etc. Je dois faire face. Mais j'ai tellement bossé le sujet depuis cinq mois que je m'en sors plutôt bien, pouvant répondre à quasiment toutes les demandes formulées en cours.

Une chose demeure compliquée. Comment expliquer à des jeunes gens de dix-sept ans la manière dont ce lien pathologique se structure avec la participation active de la victime ? Cela paraît fou et contradictoire. Et pourtant, il ne peut fonctionner que parce qu'entre les protagonistes circule un fantasme qui rend possible cette relation toxique. Cela revient à dire que la proie est partie prenante du drame qui se joue. Or, ce fantasme interroge davantage la structure de la victime que celle du pervers. Car elle veut voir dans l'autre celui ou celle qui serait complémentaire à la manière d'un double de soi par lequel elle peut se "renarcissiser". Le pervers fait tout pour créer, développer et renforcer cette idéalisation qui constitue pour lui une image parfaite de son être inconsistant. En ce sens, les deux répondent à leur faille narcissique. La première hypnotisée par le masque du pervers, le second nourri de l'investissement qu'opère la victime sur lui. Ce rapport se noue et ligote dans un véritable filet ou piège narcissique celui ou celle qui rêve cette relation devenue essentielle, idéale et complémentaire. Quelle différence alors entre les deux profils ? Si la victime est sérieuse dans son investissement et se trouve prête à "faire bouger des lignes" pour une évolution favorable, le pervers ne fait que jouer, que simuler pour piéger toujours davantage celui ou celle qui s'est fait(e) arraisonner par sa stratégie. Car il est hors de question qu'il change, étant parfait à ses propres yeux. Mais il ne fait aucun doute que l'inconscient de l'un réponde à l'inconscient de l'autre, même si l'autre prétend ne pas en être pourvu. Le résultat est une codépendance malsaine dans laquelle une forme de jouissance sadomasochiste s'installe entre les deux, même si pour le ou la perverse, l'autre n'a rigoureusement aucune existence, n'étant qu'un outil c'est-à-dire un objet à exploiter.

Les élèves semblent assez fascinés par ce profil et il y a de quoi même si sa misère intérieure est le moteur de ses actes ignobles. Après avoir signalé tous les indices de cette horrible maladie, les voilà davantage prémunis, du moins puis-je l'espérer.

En tout cas, ce jour-là, ils sont sortis de classe en me remerciant chaleureusement ce qui est, en soi, une satisfaction professionnelle et disons-le, également...narcissique.

 

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