Les trois narcissismes
Je l'ai déjà noté ; je suis devenu depuis quelques mois un as de la détection des pathologies narcissiques. Je les renifle, je subodore, je les sens, je les entends et mon système d'alerte fonctionne désormais de manière efficace. Il me permet de mettre très rapidement hors d'état de nuire (pour moi) cette psychologie extrêmement répandue. C'est même à croire qu'il y a là une épidémie tant les profils féminins que je croise sont marqués par cette lourde tendance. Quand on a passé plus d'une décennie non loin du faciès hideux le plus sournois, le plus irrepérable qui soit, celui, comme disent les psychiatres américains, du narcissisme caché vulnérable et qu'on a travaillé très intensément pour mettre à jour la nature et la structure de cette perversion, on devient expert en la matière.
Pour ceux qui voudraient comprendre en quoi cette folie masquée consiste, je recommande vivement la vidéo suivante qui fournit une excellente description du narcissisme vulnérable. La quasi-totalité des signes décrits ici par la thérapeute, je les ai vus à l'oeuvre de très, de trop près.
https://youtu.be/i8k-qs-oDNw?feature=shared
La question du narcissisme est un enjeu majeur dans l'évolution psychique des sujets. Je distinguerai trois niveaux. Le premier par lequel nous passons tous est ce que Freud appelle le narcissisme primaire dans lequel l'enfant investit toute sa libido sur lui-même. Je fais, pour ma part le pari que cette libido se fixe par indistinction sur le corps de l'enfant comme de sa mère avec lequel il fusionne. Cet investissement syncrétique ne distingue pas le moi du non-moi. C'est dans cette période antérieure à la constitution d'un moi spéculaire que la problématique de la séparation, de la faille serait décisive surtout si l'enfant n'est pas investi par la libido de sa mère. Nous savons, et Lacan l'a bien montré, que l'accès à la première image de soi dans le stade du miroir se constitue sous le regard et la parole de sa génitrice. La défaillance de l'image de soi pourrait provenir d'un franchissement non réalisé de la séparation entre soi et soi-même condamnant la libido à faire retour sur le corps sans se déployer dans l'image de soi, demeurée en friche. Dans ce rapport problématique de l'enfant à sa mère se jouerait l'enjeu jamais véritablement effectué de la séparation c'est-à-dire du morcellement de la libido incapable de se séparer du moi archaïque. En ce sens, la narcissisme secondaire serait vacant et n'autoriserait pas de déploiement ultérieur sur des objets extérieurs au moi.
La pathologie narcissique pourrait alors se comprendre comme une fixation au stade premier de la libido retournée vers soi et incapable de passer à la dimension objectale. Dans la plupart des documentaires traitant des pathologies narcissiques, le rapport du narcissique à l'autre est décrit comme un pur rapport d'objet. Autrui ne serait qu'un outil. C'est vrai mais uniquement du point de vue de la victime dont la subjectivité n'est pas reconnue comme altérité. En fait, je suis tenté de dire que l'autre n'est pas même un objet pour le ou la narcissique. Il est investi sur un mode fusionnel, comme une partie du moi primitif dont il ne se détache pas vraiment, à l'image de la fusion anhistorique du petit envers sa mère. A cet égard, l'autre n'est ni un autre, ni un objet mais un prolongement de soi sur lequel le ou la narcissique a tous les droits. L'autre doit obéir comme un de ses membres corporels soumis à sa volonté. Il lui impose rapidement la "tyrannie des liens" dont j'ai déjà parlé plus avant. Pour le ou la narcissique, tout est affaire de pouvoir, de contrôle et de maîtrise car l'accès à la dimension objectale est demeurée interdite.
Cette dimension marque un progrès incontestable du développement psychique. Investir autre chose que soi pour en jouir nécessite cette séparation entre soi et soi-même, donc l'apparition de médiations par lesquelles l'enfant comprend qu'il peut éprouver davantage de plaisir en différant la satisfaction immédiate. La sphère objectale ouvre peu à peu à l'altérité et fait reculer le narcissisme primaire, du moins chez des personnalités qui n'ont pas eu à subir des dommages importants dans la toute petite enfance. Car chez les narcissiques, la sphère objectale n'est que très peu voire pas du tout accessible. Cela donne des conversations d'adulte qui restent attachées à cette empreinte fusionnelle dans laquelle l'autre n'existe que pour permettre au moi de se sentir complet, sans faille, c'est-à-dire sans le moindre trou. Car la personnalité narcissique abhorre l'idée même d'être trouée, d'être traversée par une fêlure qui la sépare d'elle-même comme dans l'expérience du miroir. L'autre ne doit pas faire irruption comme autre. Son discours est instantanément absorbé et repris pour le fondre et le ramener à du connu. En d'autres termes, il y a un déni de réalité doublé d'une tendance massive à l'intellectualisation. C'est pourquoi de nombreux narcissiques investissent les études pour colmater leur propre faille en les réussissant brillamment. Tout le savoir accumulé fonctionne comme bouche-trous et les autres font peser par leur étrangeté une menace sur le moi du narcissique, menace qu'il doit liquider en les considérant comme des compléments narcissiques. Outre le désir de tout contrôler, l'autre n'a donc rien d'énigmatique car toute énigme est barrée par le syncrétisme de la libido narcissique primaire.
Il n'y a rien à espérer d'une structure comme celle-là, aucune rencontre réelle, aucun désir en partage, aucun amour possible tant la structure, vide par son impossibilité d'investir la réalité extérieure, tente de tout colmater en se centrant sur soi-même. On peut mesurer l'extrême solitude de ces organisations mentales condamnées à ne rencontrer personne véritablement sauf éventuellement une proie qu'elles tenteront d'exploiter narcissiquement pour se donner la consistance qui leur manque, ce qui les condamne à l'échec relationnel réitéré.
Reste le troisième niveau qui confronterait le psychisme au réel non pour en tirer une satisfaction narcissique, un retour sur investissement mais plutôt une jubilation liée au caractère tragique de l'épreuve de réalité. Cette expérience de joie tragique est purement affirmative. De la rencontre avec le Réel naît, dans une perspective quasi-métaphysique une forme d'hilarité et d'humour qui décrispe entièrement mais provisoirement le rapport à sa propre image comme le plaisir qu'on peut prendre à découvrir notre imposture-d'être-au-monde. Ici, l'expérience du trou est à son comble. Le sujet se découvre aussi ouvert et perméable que les autres configurations de la nature. Mais ce registre n'est accessible qu'à des conditions de lâcher-prise qui impliquent la plupart du temps une totale désintellectualisation, une désidéalisation, un appauvrissement du moi délesté de sa propre image au profit d'une percée subjective vers le réel insignifiant. Il faut lire l'excellent texte de ce cher Clément Rosset - La Force majeure, pour comprendre ce troisième niveau, aussi difficile que rare. Ce plan qui n'est plus psychologique, quoique des dispositions psychologiques soient nécessaires, ouvre le sujet à un monde "sans image de soi", un monde dépeuplé donc hilarant dès lors qu'on a cessé comme dit Spinoza, de faire délirer la nature avec soi.