Du négatif dans l'amitié
Ténèbres blanches, Démocrite, Okéanos
La période est clairement estivale alors que l'automne astronomique s'est emparé de la qualité des temps pour donner à la nuit une place progressivement déterminante. Cette déclinaison lente habitue l'esprit au changement sans que ces mêmes changements soient perceptibles, surtout lorsque l'astre majeur traverse le firmament sans nuages. Cette délicatesse à l'oeuvre ne doit pas faire oublier que "la constance même n'est qu'un branle plus languissant."(Montaigne).
J'aime cette image car elle est celle d'un négatif qui pointe et qui obscurcit notre rapport au temps, qui nous donne à méditer l'envers, l'inapparent, l'assombri, la nuit qui absorbe les choses avec ses ombres croissantes et son ensauvagement crépusculaire. C'est un défi pour la pensée que de penser le négatif. C'est à cette condition que l'humaine condition se réalise, que l'humanité éprouve sa propre inhumanité et s'accepte dans ce qu'elle cesse de refouler ou de nier.
Il en va de même avec les relations. Depuis la naissance de ce blog, je n'ai cessé d'interroger le négatif, le flambeau noir de l'inconscient et j'ai rencontré d'autres nomades, d'autres courageux sur cette interface, des esprits lucides soucieux de vérité et d'authenticité. J'ai aussi rencontré des esprits étroits, ressentimenteux, inaptes à l'interrogation, vindicatifs car enlisés dans des idéaux aussi séduisants que fallacieux. Spinoza a bien résumé la chose : "Ni rire, ni se moquer, ni se lamenter mais comprendre." Dès lors que le jugement moralisateur pointe derrière l'argument, dès qu'une grille de lecture ou des processus de retournement sont à l'oeuvre et se plaquent sur le réel pour l'amoindrir, le nier, l'édulcorer, la pensée cesse d'être une pensée.
Citant Spinoza -et je l'ai déjà dit ici, toute possibilité de penser sérieusement ne peut se faire que sur la base d'une introspection où se joue pour soi-même la question de son propre négatif, comme de celui de l'autre lorsqu'il se révèle au grand jour. Mais penser le négatif de l'autre, n'est-ce pas reconnaître qu'on est peut-être passé à côté de quelque chose ou qu'on doive abandonner la surface relationnelle faite de conventions et de masques ? Car le quiproquo guette toujours et certains ou certaines s'abandonnent complaisamment au jeu de la séduction comme au magnétisme du double qui détourne la pensée de ce qu'elle peut. Peut-être y a-t-il comme dit Kant de la lâcheté et de la paresse à se laisser aller ainsi, à refuser de se tenir droit(e), à s'abandonner au discours ronflant qu'une bonne âme peut servir pour endormir son monde et manipuler. La tartufferie n'est pas nouvelle. Elle est à l'oeuvre partout jusque dans les revendications pseudo-amicales, jusque et surtout dans l'art de faire bonne figure. Comme le note La Rochefoucauld, "les personnes faibles ne peuvent être sincères." Et il faut de la force d'âme pour oser penser par soi-même et se servir de son entendement en s'arrachant au chant des sirènes.
La véritable amitié est triangulée par l'exigence de vérité qui circule entre des êtres. Ce soin pour la vérité est un soin pour l'ami et réciproquement. C'est ce qui est à l'oeuvre dans une forme d'intersubjectivité aussi rare que précieuse. J'aurai observé en ces temps d'étrangeté intérieure combien cet enjeu n'est pas partagé sur le fond avec bien des "relations". Cela permet de comprendre les clivages qui existent au sein même de ce qu'on peut prendre pour telles. A peine apparaît un négatif et voilà des "amitiés" en fuite ! Elles disparaissent de votre champ de vision comme si l'expérience de vérité à laquelle vous vous confrontez ne pouvait être dite et encore moins pensée. Schopenhauer note dans les Parerga que "les amis se disent sincères ; alors que ce sont les ennemis qui le sont." Il n'est pas impossible que ce vocable -"amitié"- soit trop "mol", ravagé par l'idéalisme, par la bien pensance et la mièvrerie pour être honnête. L'ennemi a le courage de son négatif. Au moins, le plus souvent, sa haine n'est-elle pas dissimulée et transfigurée en manières ! Car l'honnêteté supposerait une aptitude à la colère, à la passion, à l'affectivité, autant de choses niées sous les oripeaux de la séduction et de l'apparence. Le refus du négatif est cette honte à l'égard de soi qu'on se dissimule pour se donner bonne conscience. Elle est le siège de la médiocrité que les médiocres ont en partage, autant dire des esprits moyens qui ne vivent que de convenances et de doux rêves.
Nous leur laissons leur manque d'altitude, leur incapacité. C'est parce que nous sommes descendus dans les ténèbres, parce que nous avons rencontré tout en bas les monstres dont la sirène maléfique est le visage pathétique et pervers, parce que nous nous sommes heurtés au risque de l'effondrement, au pouvoir de la division, au cancer relationnel qui infecte le corps et l'esprit très lentement à la manière d'un goutte-à-goutte que nous avons mis nos forces vitales à l'épreuve et amorcé une lente mais nécessaire ascension. Cette élévation libératrice inverse le cours du temps et ramène le printemps au coeur de l'automne pour harmoniser les forces et les redéployer. Le négatif se renverse en son contraire dans l'intensification de l'énergie vitale. De ce jeu, surgit une création qui ne peut être que sur fond de destruction. Le véritable ami est un penseur de la destruction et de la cruauté, condition élémentaire d'une ascension en partage.