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DEMOCRITE, atomiste dérouté
5 juin 2007

Des problèmes d'odeur ?

La fin d'année approche et je profite de mes dernières heures pour proposer à ma classe sciences médico-sociales un exercice d'un genre nouveau qui consiste à réfléchir sur des couples conceptuels rencontrés tout au long de l'année, ce qui permet au passage, d'embrasser dans un vaste mouvement synthétique, l'étendue d'un programme et ses notions multiples. Ce qui ressemble d'abord à ce jeu  bien connu : quelle est la différence entre... les séduit relativement. Relatif/absolu ; légalité/légitimité ; fait/droit ; puissance/acte ; croire/savoir ; opinion/idée ; concret/abstrait etc. 

Mais le caractère ludique s'arrête là car le constat qui surgit est vite affligeant. Tout se passe comme si aucun contenu philosophique n'avait pénétré l'esprit de ces demoiselles et les mêmes préjugés jaillissent avec cette naïveté brute qui fait le charme indéniable de ce groupe. Cela ne me surprend pas car la puissance des conditionnements est telle que ces élèves ont fort bien compris que la vocation de l'école n'est pas qu'elles apprennent quelque chose, a fortiori des contenus critiques, mais qu'elles demeurent tranquillement assises dans la posture de la secrétaire soumise à une future hiérarchie, ce qui garantit leur passage à moindre frais dans les classes supérieures.

Mais il n'est pas immédiatement question de cela ici ; ce qui me frappe en revanche c'est plutôt le mode de réaction (constaté si souvent pendant l'année) du groupe face à celle qui tenterait une réponse instruite. Dans cette classe, il est de bon ton d'être médiocre, l'imbécillité est la règle et malheur à celle qui oserait une réponse ou une question digne d'intérêt : "hola, arrête, on pourrait croire que tu es intelligente ! Attention, elle commence à s'y croire ! Hé bien ma fille, qu'est-ce qui t'arrive ? Autant de railleries qui font de la stupidité le principe même de leur fonctionnement scolaire et de la bêtise la norme qui doit confirmer l'identité du groupe et la reconnaissance des une par les autres. Un complexe ravageur inscrit dans la psychè et dans le corps de ces élèves s'est déplacé en se cristallisant au niveau du groupe tout entier. Le fonctionnement est holistique ; le tout prévaut sur la partie, le collectif sur l'individuel. Ce qui est d'ailleurs remarquable est cette capacité de se mutiler soi-même et de se censurer quand on se surprend à prononcer quelque chose que le prof relève avec intérêt : "qu'est-ce que je suis forte aujourd'hui ! Ou la la...ça fume là-dedans ! C'est pas normal !"Comme les autres rient à leur tour, la voilà maintenue dans le rôle exigé par le groupe, son honneur est sauf.

Un jeu de miroir est là pour garantir que nulle n'échappe à l'injonction de la sottise ou de la niaiserie. La haine du singulier est de mise, par conséquent, il n'est pas question de dire "je". Le "on" tyrannique et impersonnel se charge de formuler la plainte et la demande : on ne fait rien aujourd'hui, hein ? on ne va pas travailler, hein, m'sieur, aujourd'hui ; on est fatiguées, on a faim, on en a marre, on n'en peut plus ! Voilà les phrases rituelles que j'entends à chaque début d'heure. Issues des filières professionnelles après une orientation en fin de cinquième ou de troisième, "on" leur a proposé une réintégration (réadaptation !) dans les classes technologiques leur permettant de prétendre au diplôme du baccalauréat. Cette réorientation censée être une promotion se paye cher ; son prix est l'ennui intégral, non pas seulement vis-à-vis du cours de philosophie mais aussi de tout contenu (elles en témoignent volontiers) déployé dans le cadre scolaire et perçu sur un modèle anorexique-boulimique que j'ai analysé ailleurs (cf voir les conseils de classe et la violence symbolique).

Cette stérilisation de la pensée dont j'ai déjà fait mention plus haut dans ce journal s'accompagne d'effets surprenants et d'ailleurs assez nouveaux. D'une part, j'observe ce qui ressemble bien à la disparition des transitions symboliques traditionnelles servant à séparer l'interne et l'externe. Auparavant, les élèves attendaient devant les salles de classe puis y pénétraient quand l'ordre institutionnel s'était établi dans les conduites c'est-à-dire quand l'individu vagement affranchi pendant la pause était redevenu élève. La cour et la classe constituaient des moments distincts et immiscibles. Ceci ne vaut plus. Les élèves entrent dans la classe en poursuivant leur conversation, vocifèrent, livrent sans détour leurs états d'âme, certaines, les yeux fixés sur leur portable, dans l'attente toxicomaniaque d'une confirmation de leur existence à cristaux liquides, se rendent, mécaniquement et de façon hypnotique à leur place. Elles sont toutes là et ne savent pas qu'elles sont en classe, elles demeurent dehors et restent habillées. Les sacs sont fermés, rien ne se passe tant que je n'interviens pas pour signaler qu'un autre temps débute désormais.

D'autre part, cette fragilisation ou disparition (relative) des frontières symboliques opère à un autre niveau. Ces élèves ont développé une sorte d'hypersensibilité organique. En entrant en classe, pour peu qu'elle ne soient pas absorbées par leur conversation ou quelqu' intérêt antérieur, elles manifestent une surprenante susceptibilité centrée sur l'odeur, sur la chaleur, sur l'atmosphère jugée souvent pestilentielle ; il faut aérer d'urgence : "ça pue ici! ' lâche la première ; "ça sent la philo !" pour la suivante (le demi-groupe précédent venait d'avoir un TD de philosophie). Plus tard, l'une bâille bruyamment, l'autre éternue sans nuance, accompagnée d'un "à tes souhaits" général, celle-ci sort son déodorant en bombe, soulève son pull en plein cours et s'asperge avec conviction (c'est bien la première fois que j'observe ce type de comportement qui vaudra d'ailleurs à cette élève cette réplique de ma part qui la laissa stupéfaite et un peu honteuse : "vous avez des problèmes d'odeur ?", j'appris plus tard en conseil de classe que cette conduite s'était généralisée bien qu'unanimement condamnée, depuis la seconde dans ce type de classes), celle-là fouille dans sa trousse, sort un miroir et les cosmétiques nécessaires à son esthétique, telle autre vérifie son rouge à lèvres ; celle-ci a mal au ventre ; tout le monde doit partager les humeurs et les borborygmes de ces demoiselles, leur montée d'hormones, leur passage à l'infirmerie, leur périodicité, leur vessie pleine comme des outres...bref ! C'est toute la distinction entre le dedans et le dehors qui vascille, entre le privé et le public, entre le moi et le on. La peau a disparu et les viscères clament leur fonction. L'intime est devenu une affaire d'état, livré en pature dans l'obscénité groupale (ob-scène : ce qui est mis au-devant de la scène), il se désagrège sous la forme d'un organisme criard et plaintif qui à défaut de produire une pensée, prend ici le nom d'hystérie, cette pathologie collective de l'utérus.

Il y quelques jours, une élève de cette classe m'interpelle à la fin de l'heure, "on n'a pas été une bonne classe, hein ?" ; je lui réponds que contrairement à ce qu'elle croit, j'ai beaucoup appris avec elles ; les autres réagissent immédiatement et s'étonnent qu'elles aient pu m'apprendre quoi que ce soit. Je le leur confirme tout en rangeant mes affaires mais ce que j'ai appris, je le garde.

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Commentaires
D
Merci pour tes références chère Claude ; les processus de "chosification" dont tu parles sont d'abord inscrits dans les institutions qui manifestent ici leur "propre" (si j'ose dire)déliquescence et ce que je crois être les grandes tendances à venir. Ces tendances portent en elles une puissante anomie dont les effets risquent fort de se démultiplier. Je crois ainsi que "ces problèmes d'odeurs" ne sont ni plus ni moins que les relents d'une scolarité non digérée qu'aucun parfum ne vient dissiper. Nous enseignerons donc fenêtres ouvertes et vents contraires pour une aération maximale.
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C
manque de temps, manque de pô( car à moi qui m'y re-colle- aprés combien d'années passées à enseigner oh la la...-, il faut beaucoup de ce précieux temps), je vais dire d'une seule voix ma joie de constater que peuvent s'énoncer encore - encore..- ces mots , fraîchement issus d'une double expérience( et d'une solide formation, en partie paternelle?) , bref des mots simples et surtout vrais disant la vérité d'une difficile expérience d'un réel se désagrégeant...pour faire place à quel nouveau?, s'il est mieux d'en rester à un mode positif- positivons donc!-.Or mes recherches perso m'amènent à voir dans ta description, Démocrite, ce phénomène annoncé par Aimé Césaire dans son "Discours sur le colonialisme"- soit le regard chosifiant chosifiera celui qui le porte sur l'Autre, la mécanique de la domination colonialiste mise en place pour ruiner une liberté se retournera immanquablement contre celui qui l'émet ..un excellent texte à étudier- . Le second rapprochement concerne la poéïtique avec ce - court aussi- texte d'une communication faite au congrès de philosophie de Port-au-Prince à l'époque où il venait d'être nommé jeune prof à la Martinique, elle s'appelle "Poésie et Connaissance" et propose un essai de définition de la poésie qui , déjà en 1944, remet en cause les vieilles notions rationnelles et part de bases que j'ai retrouvées dans ton blog du voyage, notamment en Créte, encore des mots importants pour cerner ces différences... et peut-être leur donner l'idée que le monde ne se résume pas à leurs " odeurs"?! Prétention..c'est facile de causer quand on n'a pas tout le poids de la mentalité de groupe à faire bouger...
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T
bonjours démocrite... je réponds un peu tard, désoléE. Je t'ai taxé de machisme, j'avoue que c'était quelque peu excessif, voir HYSTERIQUE, tu sais cette pathologie de l'utérus??? Je n'aime pas trop ces expressions, mais c'est vrai que ce n'était que de l'humour. Ensuite je suis d'accord avec toi, la feminité (l'humanité?) passe par le respect de soi même, mais je ne crois cependant pas à la "liberté de penser", alors le comportement de tes élève me semble "normal"; même si quelques uns sortiront parfois du lot (simplement parce qu'ils ont des determinations différentes)<br /> <br /> "Ces élèves (je ne dis pas tous les élèves) sont dans une situation schizophrénique car d'un côté elles vivent la possibilité de passer un baccalauréat comme une promotion alors même qu'elles n'ont pas de gôut pour l'étude ou la pensée (dans la cadre scolaire) et que le regard posé sur elles par nombre de mes collègues reste celui des "pauvres" filles. Bref, elles vivent l'école comme une amputation contradictoire et finissent par jouer le jeu attendu." >>>rien à redire, je suis tout à fait d'accord
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D
Le groupe n'est pas une entité abstraite ; il se construit par l'ensemble des interactions qui ont lieu à la fois entre les élèves de la classe mais aussi face au pouvoir institutionnel. Ces élèves (je ne dis pas tous les élèves) sont dans une situation schizophrénique car d'un côté elles vivent la possibilité de passer un baccalauréat comme une promotion alors même qu'elles n'ont pas de gôut pour l'étude ou la pensée (dans la cadre scolaire) et que le ragard posé sur elles par nombre de mes collègues reste celui des "pauvres" filles. Bref, elles vivent l'école comme une amputation contradictoire et finissent par jouer le jeu attendu.<br /> Cher(e ?) Tzara, je ne vois pas ce qu'il y a de machiste dans ce texte ; si tu prenais le soin de mieux lire tu y verrais tout le contraire. La féminité commence par le respect de soi-même et par l'expression d'une certaine singularité. Il ne suffit pas dêtre une femme pour être féminine et ces filles, tout en étant obsédées par le regard des autres vivent sur un mode grégaire leur anomie scolaire. L'école peut tout produire, même parfois le fascisme, (ce qui n'est pas le cas ici, évidemment), mais ce qu'elle entretient souvent c'est la refus d'avoir le souci de soi-même. Mon métier consiste à tenter de redonner du goût à cette dimension baclée, trop souvent sacrifiée et à encourager autant qu'il est possible le recours à la liberté de penser.
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T
Je ne comprends pas vraiment cette analyse de la domination du groupe sur l'individu... ils doivent avoir globalement un vécu similaire et cela semble logique qu'ils aient les mêmes reactions, surtout qu'ils ont du se sentir rejettés par l'école et alors le rejet de cette institution est une protection, en gros "je n'y arrive pas? vous me dites que je suis nul? et alors? je m'en fou de votre avis, de vous", et ce qui reste c'est le groupe face à cet "échec" commun. (je me retiendrai de critiquer les quelques allusions profondemment machistes ignobles de ce texte)
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D
Tu as raison, mon cher Max, la force du groupe est considérable et nous autres, profs ne sont guère formés aux enjeux psychosociaux qui pourtant déterminent les conditions d'exercice du métier. Mais je ne voudrais pas donner ici l'impression d'être ce prêtre prêchant au milieu de désert et cherchant à convertir d'aimables autochtones égarés. Ce que je livre ici n'est qu'une lecture de faits liés à une expérience locale. Je prends tout ceci avec beaucoup de distance et même depuis quelques mois, avec la curiosité du chercheur en psychologie sociale. La philosophie dans le contexte scolaire est avant tout une rencontre ; rencontre avec les préjugés de l'époque, avec la force des idées et des argumentations, avec une présence au monde qui s'incarne dans la figure du professeur. Cette rencontre peut avorter pour des raisons externes à la philosophie (ce qui est évidemment le cas ici). L'histoire scolaire, les interactions et bien d'autres scories parasitent parfois et même souvent l'enseignement. Et ce qui, pour cette classe, a valu pour moi, a valu tout autant pour mes collègues des autres matières. Restent les anecdotes rapportées ici dont on peut sourire et même rire mais qui en disent long sur ce que j'appellerais une forme nouvelle de décomposition scolaire.
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D
Merci Babou pour cette hypothèse de la mise en scène obligée. Cependant, cela m'apparaît très secondaire car il n'y a pas de caméra dans les classes et nous ne sommes pas dans un film. Les processus que je décris me semblent bien plus être des phénomènes systémiques qui engagent d'une part la structuration du groupe et de ce groupe-ci en particulier (groupe beaucoup trop homogène et indistinct sans présence masculine dans lequel une forme de syncrétisme ou de fusion psychique est à l'oeuvre)et d'autre part l'institution scolaire à travers des normes et des modèles carencés. Cette fragilisation de l'institution est particulièrement nette dans ce qu'elle définit comme compétences exigibles de la part d'un ou d'une élève de terminale. Cette disqualification de la compétence s'accompagne d'une disqualification de l'étude et de sa légitimité. On n'entre pas en classe pour étudier mais pour s'ennuyer et remplir sa part du contrat : j'accepte de perdre mon temps, d'apprendre bêtement des contenus que j'oublierai le plus vite possible à condition que vous me laissiez passer dans la classe supérieure. On comprend mieux pourquoi la classe n'est plus un lieu d'apprentissage et d'enseignement qui le distingue du dehors, mais un espace de tractations secrètes qui conduisent aux dérives évoquées plus haut. Ce sont des pistes qu'il faudra sans doute approfondir.
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B
L'intimité exposée en classe, peut-être une conséquence de la surconsommation télévisuelle des élèves ? Je pense notamment à la télé-réalité qui s'immisce partout : fictions télévisées, JT et monde politique inclus (cf les mises en scène des shows de Sarkoland !). Lire à ce propos l'article dans le Télérama(n°2995, du 9 au 15 juin 2007) : "Tous prisonniers du Loft", où je cite : "Partout, l'exhibition de soi devient un passage obligé". Où est la frontière entre le public et l'intime ? Un bon sujet à travailler en classe...
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M
Ta description est à la fois passionnante et terrifiante.L'individu est complètement absorbé par le groupe lui interdisant toute expression différente et personnelle.<br /> Je pense que nous pouvons, hélas, faire ce constat dans beaucoup de strates de la société (bureaux d'entreprises, partis politiques, villages...).La valeur de la personne s'efface devant le groupe.<br /> Je serais curieux de voir leur réaction si tu leur lisais ce billet.Peut-être, quelques unes prendrait conscience de la puissance et de la bêtise du groupe.Ton métier ressemble fort à celui d'un moine allant prêcher la bonne parole en terre hostile.<br /> Bon courage!
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