Des problèmes d'odeur ?
La fin d'année approche et je profite de mes dernières heures pour proposer à ma classe sciences médico-sociales un exercice d'un genre nouveau qui consiste à réfléchir sur des couples conceptuels rencontrés tout au long de l'année, ce qui permet au passage, d'embrasser dans un vaste mouvement synthétique, l'étendue d'un programme et ses notions multiples. Ce qui ressemble d'abord à ce jeu bien connu : quelle est la différence entre... les séduit relativement. Relatif/absolu ; légalité/légitimité ; fait/droit ; puissance/acte ; croire/savoir ; opinion/idée ; concret/abstrait etc.
Mais le caractère ludique s'arrête là car le constat qui surgit est vite affligeant. Tout se passe comme si aucun contenu philosophique n'avait pénétré l'esprit de ces demoiselles et les mêmes préjugés jaillissent avec cette naïveté brute qui fait le charme indéniable de ce groupe. Cela ne me surprend pas car la puissance des conditionnements est telle que ces élèves ont fort bien compris que la vocation de l'école n'est pas qu'elles apprennent quelque chose, a fortiori des contenus critiques, mais qu'elles demeurent tranquillement assises dans la posture de la secrétaire soumise à une future hiérarchie, ce qui garantit leur passage à moindre frais dans les classes supérieures.
Mais il n'est pas immédiatement question de cela ici ; ce qui me frappe en revanche c'est plutôt le mode de réaction (constaté si souvent pendant l'année) du groupe face à celle qui tenterait une réponse instruite. Dans cette classe, il est de bon ton d'être médiocre, l'imbécillité est la règle et malheur à celle qui oserait une réponse ou une question digne d'intérêt : "hola, arrête, on pourrait croire que tu es intelligente ! Attention, elle commence à s'y croire ! Hé bien ma fille, qu'est-ce qui t'arrive ? Autant de railleries qui font de la stupidité le principe même de leur fonctionnement scolaire et de la bêtise la norme qui doit confirmer l'identité du groupe et la reconnaissance des une par les autres. Un complexe ravageur inscrit dans la psychè et dans le corps de ces élèves s'est déplacé en se cristallisant au niveau du groupe tout entier. Le fonctionnement est holistique ; le tout prévaut sur la partie, le collectif sur l'individuel. Ce qui est d'ailleurs remarquable est cette capacité de se mutiler soi-même et de se censurer quand on se surprend à prononcer quelque chose que le prof relève avec intérêt : "qu'est-ce que je suis forte aujourd'hui ! Ou la la...ça fume là-dedans ! C'est pas normal !"Comme les autres rient à leur tour, la voilà maintenue dans le rôle exigé par le groupe, son honneur est sauf.
Un jeu de miroir est là pour garantir que nulle n'échappe à l'injonction de la sottise ou de la niaiserie. La haine du singulier est de mise, par conséquent, il n'est pas question de dire "je". Le "on" tyrannique et impersonnel se charge de formuler la plainte et la demande : on ne fait rien aujourd'hui, hein ? on ne va pas travailler, hein, m'sieur, aujourd'hui ; on est fatiguées, on a faim, on en a marre, on n'en peut plus ! Voilà les phrases rituelles que j'entends à chaque début d'heure. Issues des filières professionnelles après une orientation en fin de cinquième ou de troisième, "on" leur a proposé une réintégration (réadaptation !) dans les classes technologiques leur permettant de prétendre au diplôme du baccalauréat. Cette réorientation censée être une promotion se paye cher ; son prix est l'ennui intégral, non pas seulement vis-à-vis du cours de philosophie mais aussi de tout contenu (elles en témoignent volontiers) déployé dans le cadre scolaire et perçu sur un modèle anorexique-boulimique que j'ai analysé ailleurs (cf voir les conseils de classe et la violence symbolique).
Cette stérilisation de la pensée dont j'ai déjà fait mention plus haut dans ce journal s'accompagne d'effets surprenants et d'ailleurs assez nouveaux. D'une part, j'observe ce qui ressemble bien à la disparition des transitions symboliques traditionnelles servant à séparer l'interne et l'externe. Auparavant, les élèves attendaient devant les salles de classe puis y pénétraient quand l'ordre institutionnel s'était établi dans les conduites c'est-à-dire quand l'individu vagement affranchi pendant la pause était redevenu élève. La cour et la classe constituaient des moments distincts et immiscibles. Ceci ne vaut plus. Les élèves entrent dans la classe en poursuivant leur conversation, vocifèrent, livrent sans détour leurs états d'âme, certaines, les yeux fixés sur leur portable, dans l'attente toxicomaniaque d'une confirmation de leur existence à cristaux liquides, se rendent, mécaniquement et de façon hypnotique à leur place. Elles sont toutes là et ne savent pas qu'elles sont en classe, elles demeurent dehors et restent habillées. Les sacs sont fermés, rien ne se passe tant que je n'interviens pas pour signaler qu'un autre temps débute désormais.
D'autre part, cette fragilisation ou disparition (relative) des frontières symboliques opère à un autre niveau. Ces élèves ont développé une sorte d'hypersensibilité organique. En entrant en classe, pour peu qu'elle ne soient pas absorbées par leur conversation ou quelqu' intérêt antérieur, elles manifestent une surprenante susceptibilité centrée sur l'odeur, sur la chaleur, sur l'atmosphère jugée souvent pestilentielle ; il faut aérer d'urgence : "ça pue ici! ' lâche la première ; "ça sent la philo !" pour la suivante (le demi-groupe précédent venait d'avoir un TD de philosophie). Plus tard, l'une bâille bruyamment, l'autre éternue sans nuance, accompagnée d'un "à tes souhaits" général, celle-ci sort son déodorant en bombe, soulève son pull en plein cours et s'asperge avec conviction (c'est bien la première fois que j'observe ce type de comportement qui vaudra d'ailleurs à cette élève cette réplique de ma part qui la laissa stupéfaite et un peu honteuse : "vous avez des problèmes d'odeur ?", j'appris plus tard en conseil de classe que cette conduite s'était généralisée bien qu'unanimement condamnée, depuis la seconde dans ce type de classes), celle-là fouille dans sa trousse, sort un miroir et les cosmétiques nécessaires à son esthétique, telle autre vérifie son rouge à lèvres ; celle-ci a mal au ventre ; tout le monde doit partager les humeurs et les borborygmes de ces demoiselles, leur montée d'hormones, leur passage à l'infirmerie, leur périodicité, leur vessie pleine comme des outres...bref ! C'est toute la distinction entre le dedans et le dehors qui vascille, entre le privé et le public, entre le moi et le on. La peau a disparu et les viscères clament leur fonction. L'intime est devenu une affaire d'état, livré en pature dans l'obscénité groupale (ob-scène : ce qui est mis au-devant de la scène), il se désagrège sous la forme d'un organisme criard et plaintif qui à défaut de produire une pensée, prend ici le nom d'hystérie, cette pathologie collective de l'utérus.
Il y quelques jours, une élève de cette classe m'interpelle à la fin de l'heure, "on n'a pas été une bonne classe, hein ?" ; je lui réponds que contrairement à ce qu'elle croit, j'ai beaucoup appris avec elles ; les autres réagissent immédiatement et s'étonnent qu'elles aient pu m'apprendre quoi que ce soit. Je le leur confirme tout en rangeant mes affaires mais ce que j'ai appris, je le garde.