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DEMOCRITE, atomiste dérouté
5 octobre 2006

Identités théâtrales

Je me suis décidé aujourd’hui à entrer en classe en me souciant le moins possible du public, autrement dit à jouer la partition prévue sans inviter qui que ce soit à proposer une piste problématique, une question ou une affirmation préalable comme j’en ai l’habitude en début d’heure. C’est que les élèves savent qu’ils peuvent inscrire au tableau leur "pensée du jour", celle qui a pu germer dans leur "cahier d’auteur" ou "cahier philosophique personnel".

Ce matin, je n’attends pas, je ne demande rien et je déroule mon cours sur l’identité et la connaissance de soi. Descartes, Hume, Lacan, Sartre et Héraclite sont convoqués pour cette leçon, ils peuplent magiquement la classe, dans mon esprit, du moins. Je re-découvre toute la puissance et l’autorité de l’institution qui fait disparaître la singularité des individus qui me font face dans l’orthodoxie d’une pratique. Que le professeur exhibe ses talents d’orateur, ses aptitudes à l’argumentation, sa saisie des enjeux et se propre maîtrise va de soi. Dans le silence contenu des élèves, dans la parole énimatique des sages, au coeur d’une leçon déployée, l’autre, c’est-à-dire l’altérité radicale de l’élève, se désintègre. Sa particule s’efface derrière son rôle, son visage se fond dans l’anonymat d’un public devenu convention. Et au devant de la scène dansent les grandes figures philosophiques et les concepts qui mènent à la féconde ignorance.

Pour faire surgir ces entités, ne pas se soucier de l’autre demeure la grande tentation ; la tentation d’échapper à la pesanteur et au risque de la rencontre intersubjective, au risque du vacillement et de l’ébranlement des fonctions par delà les discours et les raisonnements. Oui, échapper à la menace qui pèse sur cette paradoxale croisée, croisade pourrait-on dire, des individus qui ne se sont pas choisis et qui doivent mutuellement s’adopter pour habiter ensemble un espace et un temps formellement pensés et conçus par d’autres. C’est qu’ils ont rendez-vous à 8h15 sans avoir pris rendez-vous. Une rencontre décidée par le grand Autre, ce tiers omniprésent, cette ombre panoptique qui impose l’heure, le programme, la durée et même l’identité des acteurs, s’affirme dans une sorte de dépossession de soi introjectée depuis toujours.

Etrange processus qu’on pourrait qualifier de psychotique si les élèves ne jouaient pas de temps à autre le rôle d’empêcheur de penser en rond, c’est-à-dire de penser tout seul. Leurs interventions, leurs bavardages, leurs chuchotements constituent l’irruption du réel dans le théâtre. L’apparition soudaine du singulier sous la forme du bruit fait naître l’angoisse d’un pouvoir menacé, fragile et précaire, destituable à tout moment. Elle révèle la potentielle perte des moyens et le caractère artificiel de ces entrevues. Qu’est-ce donc qui se rencontre dans l’espace formaté de la classe ? Qu’en savons -nous, nous autres tragédiens ? Y a-t-il seulement rencontre et avec quoi, avec qui ? Dans ce théâtre planent des ombres pathétiques, parfois drolatiques qui se regardent sans se voir, se jugent sans se comprendre, se perdent dans leur rôle, se noient dans leurs notes, se récusent dans leur mépris !

Ce matin, j’ai abordé la question de l’identité : nul bavardage, nulle moquerie, pas même l’esquisse d’une transgression mineure, tout juste un silence vaguement ensommeillé à cette heure précoce du jour avec de-ci de-là une question, parfois pertinente, souvent naive et minuscule. Avec une aisance certaine, une assurance effective, j’ai éprouvé le contentement d’une pensée rigoureuse, soucieuse de clarifier des enjeux et cependant parfaitement ignorante de l’effet produit dans le réel. En quoi tout cela modifie-t-il quoi que ce soit de la réalité singulière des individus qui me font face ? Je n’en sais fichtre rien. D’ailleurs, en quoi cela importe-t-il ?

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