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DEMOCRITE, atomiste dérouté
13 mars 2008

Le délire du stoïcisme (2)

Seconde réponse faite à J.M. Mugliani envoyée sur le site Mezetulle

Réduire Nietzsche à une forme de réactivité contextuelle (pur produit de l'époque) me paraît fort peu convaincant et singulièrement caricatural, cette "réaction désespérée d'un esprit...soumis à la pression insupportable ...de son temps" ! Pour invalider une pensée, il suffit de la contextualiser, en en faisant le symptôme d'une époque (fin du 19è siècle) passée, argument reposant d'une part sur une "psychologisation intempestive" de l'auteur du Gai savoir et d'autre part sur une forme implicite d'historicisme réactif (hegelien ?)  puisque Nietzsche ne serait que le penseur de son temps, le penseur d'un moment donc un penseur évidemment dépassé ! Outre que cet argument puisse être appliqué à n'importe quel philosophe et en l'espèce, au stoïcisme naissant dans un contexte d'effondrement des empires, je vois dans cette rhétorique un moyen de se débarrasser de l'effort nietzschéen d'exhumation de la sagesse tragique des antésocratiques, c'est-à-dire, en réalité, un refus manifeste du tragique. Nietzsche raisonne en grec, mais en grec d'avant Socrate et Platon qui se sont chargés de nier la béance et l'irréductibilité du réel grâce à la représentation. Les stoïciens se sont engouffrés dans cette veine tout comme l'occident chrétien qui s'est empressé de cultiver la fascination pour l'autre monde, le monde de la transcendance divine et de l'au-delà mais aussi le monde bien sécurisant de l'ordre et de la nécessité universelle pour les penseurs du Portique. Si la forme change, le contenu repose sur le même déni. On comprend pourquoi les idéologies se nourrissent les unes des autres. L'antichrétien a besoin du chrétien pour fonder son ordre, mais toutes les idéologies se rejoignent en un point : l'affirmation de l'ordre et de la nécessité et le refus du hasard, c'est-à-dire du tragique. Voir les analyses fulgurantes de Clément Rosset dans La logique du pire.

Le tragique n'a rien à voir avec la représentation ! Pascal l'a d'ailleurs bien compris lui qui est pris de vertige et d'effroi devant le réel. Mais Pascal comble la faille dans le délire extatique, en ce 23 novembre 1654 quand il jette sur un papier (Mémorial) sa terreur froide qui le convertira définitivement au Christianisme. Il a senti le réel et l'impuissance de la raison mais, face à l'irreprésentable, s'est jeté dans la foi, dans la nécessité du Sauveur qui referme l'intuition et la recouvre définitivement.

Le renversement fort commun de toute idéologie (dont le stoïcisme) est de faire croire que le réel est saisissable et qu'il  suffirait de renverser la représentation. Ainsi, le tour serait joué et il n'y aurait qu'à créer l'adéquate pensée, celle qui colle au réel et le saisit dans son intimité retrouvée, celle qui recoud la faille ! Tel est le délire de la raison et de l'ordre, telle est la folie de la conscience abstraite, tel est le refus inavoué de la création et de la mort ! Quoi de plus sécurisant que le délire du fou, c'est-à-dire sa représentation ! La fonction du délire est d'abord et avant tout d'éviter l'effondrement psychique (tout comme d'ailleurs la fonction du langage et sa rationalité supposée), dernier rempart contre l'irruption du réel qu'aucune représentation ne peut contenir ni circonscrire. La cohérence formelle et rationnelle de tout délire n'est plus à démontrer.

"Tu perds ton fils qui est mort à la guerre, ne te lamente pas, accepte l'ordre des choses, telle une divinité".
Que quelqu'un vienne vous voir et tienne ce discours sérieusement alors que vous venez de perdre un fils ou une fille, qu'en penserez-vous ? Cet homme est fou et son discours dans sa totale rationalité se brise lui-même sur le roc de sa certitude car son discours est inhumain et dé-réalisé. C'est le discours fermé du psychotique, clos sur lui-même, emmuré dans sa nécessité interne. Pour le stoïcien, le deuil n'a pas de dimension psychique, la relation à l'autre n'implique aucune forme d'investissement, ni aucun corps  ; il est un pur acte de raison, à l'image de la nécessité universelle. La comédie du stoïcisme nous explique Nietzsche est dans cette feinte de l'indifférence. Le sage n'aurait pas de pulsion, pas de chair, a-t-il seulement un corps qui éprouve, vit, désire et se situe sur le grand échiquier des motivations et des préférences ? Que fait-il du plaisir et de la sensation ? L'ataraxie stoïcienne est dans cette adéquation de la représentation et du réel dédoublé. Mais quoi de plus sécurisant que de dédoubler le réel (comme tout délirant d'ailleurs) sur le mode d'une exemplaire et universelle rationalité. Et c'est là la faille du stoïcisme ! C'est là aussi "l'imposture" qui fait irruption dans le discours et prétend saisir l'être ou l'essence dans un adéquation dont la perfection normative ne peut que laisser perplexe. Réduire la souffrance à sa seule représentation c'est oublier la part sombre de l'homme, les forces de destruction de l'organisme et sa vitalité cachée. C'est nier le caractère irreprésentable de la souffrance et de la mort, c'est rejeter aux oubliettes "la branloire pérenne" (Montaigne) si encombrante dans son insaisissable vacuité.
Certes, Epicure reprend aussi cette argumentation notamment en ce qui concerne le rapport à la mort et aux dieux mais sur un socle radicalement distinct, socle qui présuppose la reconnaissance du tragique et non sa négation, c'est-à-dire du réel (impermanent, mobile et hasardeux). Pas de morale ou d'éthique épicurienne sans cette physique de la matérialité passagère et du vide, de la précarité de l'ordre et du vivant : rien ne demeure. Calquer son existence sur la nécessité présuppose que la représentation puisse être à l'image du réel (ordonné, stable et intelligible), belle stratégie pour réfuter le hasard qui fait la destruction et parfois la créativité de la nature.
Le clinamen ne vise pas seulement à sauver la liberté et à faire tenir debout le système de Démocrite. Il ne s'agit pas d'une astuce pour combler un manque théorique. Le clinamen peut se comprendre comme la transposition du tourbillon démocritéen (dans un souci de transmission des thèses atomistiques), transposition du Tout de la nature, ce "il y a" dont parle Marcel Conche, à l'atome comme élémentaire condition du Tout. Voilà qui ruine d'emblée la certitude causale et la possibilité de la vérité ["La vérité est dans l'abîme" Démocrite](voir les analyses de Marcel Conche sur  la métaphysique du hasard chez Démocrite et les fragments recencés par Dumont) ["Cause et effet, insensés que nous sommes" dira Nietzsche]. C'est là une différence majeure avec le stoïcisme. Nulle finalité en effet et je vous rejoins évidemment sur ce plan mais aussi et surtout reconnaissance du hasard, de l'irreprésentable, de la béance originelle qui marquent à la fois la finitude humaine, son irréductible impuissance et son essentielle pauvreté. Et c'est de cette reconnaissance que peut naître sans doute une sagesse véritablement humaine et pas seulement théorique ou délirante.

Vivons sans espérer, oui, mais sans illusion.

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Commentaires
F
On célèbre le départ de la révolution culturelle de Mai 1968!! Les élèves vont poser des questions, alors, attention, le moment est à "l'écoute"!!! Amicalement FAN
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V
La dernière explication de J.-M. M. contourne une <br /> fois de plus (et de manières qui font sourire)<br /> la question. Mais il y a plus grave, dans tout cela : faute d'accepter de regarder le chaos en face, on en arrive à refuser de voir la part sombre, on légitime le monde tel quel.<br /> "La vraie sagesse est que nous apprenions à vouloir le monde tel qu'il est", voilà qui donne froid dans le dos. Le double bind parfait : si tu n'acceptes pas qu'on te massacre t'es fou !<br /> <br /> Je trouve votre article particulièrement pertinent et limpide.<br /> Je me permets d'indiquer ci-dessous un site documenté qui explique la différence entre fatalisme stoïcien et liberté épicurienne :<br /> http://pagesperso-orange.fr/fatalisme/plan.htm<br /> <br /> Quant à la béance, je vous suis, et je me dis qu'il serait intéressant de réécrire une histoire de la pensée humaine, une vraie, en analysant celle-ci en tant qu'évolution d'une tentative d'occulter la béance par des mythes. Ainsi on aurait : le mythe du totem, le mythe des dieux, le mythe de Dieu, celui de la science, du progrès, de la culture, du pouvoir, de l'argent, du sexe etc. etc.
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V
La dernière explication de J.-M. M. contourne une <br /> fois de plus (et de manières qui font sourire)<br /> la question. Mais il y a plus grave, dans tout cela : faute d'accepter de regarder le chaos en face, on en arrive à refuser de voir la part sombre, on légitime le monde tel quel.<br /> "La vraie sagesse est que nous apprenions à vouloir le monde tel qu'il est", voilà qui donne froid dans le dos. Le double bind parfait : si tu n'acceptes pas qu'on te massacre t'es fou !<br /> <br /> Je trouve votre article particulièrement pertinent et limpide.<br /> Je me permets d'indiquer ci-dessous un site documenté qui explique la différence entre fatalisme stoïcien et liberté épicurienne :<br /> http://pagesperso-orange.fr/fatalisme/plan.htm<br /> <br /> Quant à la béance, je vous suis, et je me dis qu'il serait intéressant de réécrire une histoire de la pensée humaine, une vraie, en analysant celle-ci en tant qu'évolution d'une tentative d'occulter la béance par des mythes. Ainsi on aurait : le mythe du totem, le mythe des dieux, le mythe de Dieu, celui de la science, du progrès, de la culture, du pouvoir, de l'argent, du sexe etc. etc.
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