Vive le peuple !
Ce matin, j'entends la voix émue de braves tunisiens hurlant leur dégoût devant la constitution du nouveau gouvernement composé pour une bonne part de ceux qui ont ordonné de tirer sur la foule il y a quelques jours seulement. Une révolution nous dit-on, mais qu’est-ce qu’une révolution sinon le fait de réaliser un tour complet et de revenir au point de départ ?
Les manifestations qui secouent la Tunisie semblent créer en Europe et en France en particulier, une sorte de cristallisation autour du phénomène révolutionnaire comme si, enfin, il se passait quelque chose de sérieux sur le terrain politique. Cette incroyable résonance, notamment médiatique, me laisse penser qu'au-delà des petites misères et des malheurs qui constituent le fond de commerce du journalisme, il y a là un événement dont on se réjouit abondamment de parler tant il donne à espérer. L'imagination s'empare volontiers de la chose et avec elle nos tentations irrationnelles qui nous feraient presque oublier nos pathétiques existences citoyennes soumises à l'incroyable médiocrité réactionnaire de nos dirigeants actuels.
Que nos ministres démocrates saluent le sursaut des Tunisiens après avoir proposé au dictateur de lui prêter main-forte en envoyant les CRS français, histoire de mater la révolte de quelques "enragés", nous rappelle que rien ne change vraiment ici-bas et que la force des passions qui anime les intérêts, comme dit Freud, est infiniment plus puissante que les exigences de la raison.
Oui, il se passe quelque chose ou quelque chose advient au milieu du néant dont se nourrit quotidiennement l'actualité. Cette focalisation sur l'ailleurs donnerait presque le sentiment qu'un peuple peut soudainement se constituer objectivement et se saisir lui-même comme objectivation de son essence, comme conscience de soi dont l'avènement produirait une réelle volonté générale débarrassée de sa laisse et de son maître. L'esclave, jusque-là nié et aliéné se libère et fait chuter l'infâme dictateur ! Et pourtant, les choses reprennent subrepticement leur place, discrètement, peu à peu, comme si la conscience ne pouvait, à terme, que se retirer du processus et laisser cette chienne de nature humaine reprendre immanquablement le dessus. Les anciens dirigeants se placent, les amnésies se répandent, les tortionnaires se recyclent, nos ministres font des "mea culpa", "on ne savait pas..." "ha bon, c'était une dictature ?", "on n'a pas mesuré" etc. Et tout recommencera de la même manière, mais autrement !
Le "peuple" s'est réveillé, dit-on. C'est fou comme on aime les idoles, comme on les vénère et comme on les oublie ! Sans doute, ce peuple nous donne-t-il du grain à moudre et cela nous permet-il de rêver à un monde meilleur tout en constatant l’affligeante déréliction qui est la nôtre sur ce même terrain. Vive le peuple !