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DEMOCRITE, atomiste dérouté
20 juillet 2023

De la relation d'emprise

Dans une certain nombre d’articles rédigés sur ce blogue, j’ai abordé la question de la relation à l’autre comme entreprise souterraine de dévoration sur le modèle de la tectonique des plaques. Je voudrais ici prolonger cette réflexion en interrogeant la difficile (et douloureuse) question de l’emprise qui traverse un type relationnel produisant une somme d’effets pervers et manipulatoires. Cette dimension est d’autant plus fourbe, comme dit Pascal de l’imagination, qu’elle ne l’est pas toujours. A la surface des choses, c’est-à-dire sur le plan de l’image, la relation peut sembler socialement acceptable, inattaquable et même parfois enviable. Mais, c’est le fond qui importe, ce fond qui remonte à la surface dans l’intimité voilée des intentions subreptices, des demandes, du jeu de la haine dont l’autre devient la victime parfois consentante, sous l’emprise d’un lien dont la toxicité s’infiltre à la manière du goutte à goutte, discrètement mais assurément.

        Ici, c’est bien d’emprise dont je veux parler. L’emprise a à voir avec avec la tyrannie du lien qui consiste à placer l’autre dans une éternelle situation de défiance à son égard, à faire peser sur lui ses propres angoisses pour tenter de prendre le contrôle et se réassurer constamment à ses dépens. Alain Ferrant, psychanalyste, soutient à cet égard que le lien tyrannique repose pour la personne qui l’inflige à l’autre sur une absence totale de confiance vis-à-vis de la réalité en général. Celui ou celle qui exerce l’emprise est seul(e) et souffre d’une distorsion de la rencontre comme reconnaissance de l’autre comme sujet  pour des raisons souvent très graves de réparation narcissique à opérer. « Le tyran (celui ou celle qui exerce un lien tyrannique), est un ancien bébé qui n’a pas traversé l’expérience humainement fondamentale du lien, de la confiance et de la mutualité de l’échange ». 

      L’emprise se joue d’abord dans la relation de la mère à l’enfant. Un(e) enfant maltraité(e) faisant l’objet d’une projection haineuse de la part de sa mère ou d’une rivalité inconsciente (mon enfant a ou aurait ce que je n’ai pas) construit un rapport sadique qui se redéploie ensuite dans les relations affectives pour tenter de combler narcissiquement la détresse infinie vécue à l’origine comme un trou dans la structure. « Dans l’ombre de la tyrannie (du lien tyrannique) émerge le portrait d’un(e) enfant solitaire qui n’a d’autre possibilité que l’emprise, la contrainte et la force pour se sentir exister. » Solitaire car le lien à l’autre est perçu comme dangereux, contrainte et force dont l’anorexie mentale est l’expression symptomatique, ou la maîtrise anale par laquelle la rétention et les conduites sadiques associées vont se fixer sur le fétiche que représentera plus tard, dans la vie adulte, l’argent, ce substitut. La maîtrise est l’art de serrer, serrer les mains, serrer les dents, serrer la mâchoire jusqu’à la destruction : vengeance retournée provisoirement contre soi avant de rencontrer un objet (l'autre) sur lequel pourra se déverser sa haine infantile.

     L’emprise dont le mot est la contraction d’entreprise, repose intégralement sur une entreprise savante de séduction. Séduire consiste  étymologiquement à conduire l'autre à l'écart (se - ducere) dans un chemin détourné. Au sens fort, c’est une manipulation inconsciente pour l’essentiel. Et c’est bien de cela dont je parle ici. La séduction passe par l’image la plus parfaite possible, la plus douce, la mieux jouée, jouant sur la dimension sexuelle mais dont la réalité n’est au fond que narcissique. L’objectif est de faire croire à l’autre qu’il (elle) a besoin de lui (elle), qu’il ou elle est comme un double et que la relation d’un lien unique et singulier s’est constituée comme si cela avait toujours existé, comme si les deux devaient nécessairement se rencontrer construisant ainsi « l’illusion de partager avec cet autre une relation réelle marquée par la réciprocité de l’échange et une intimité sans égal. » (Ferrant, ibid) 

    Une des stratégies consiste à mobiliser dans la discussion les éléments imaginaires ou réels de la maltraitance, de la détresse infantile, de la position de victime pour placer l’autre dans une situation de réparation, de reconstruction. L’avantage de cette stratégie est de se rendre inattaquable narcissiquement puisque qu’investi de la posture de victime. Comment ne pas lui trouver des circonstances atténuantes et ne pas lui reconnaître des qualités de combattant(e), de détermination, de volonté ? L’autre stratégie tout à fait complémentaire consiste à mobiliser une arsenal intellectuel, une dimension culturelle, des qualités dans le règlement des problèmes, faisant aussi intervenir des aspects sentimentaux. La séduction manipulatoire passe évidemment par le langage et des procédures efficaces de résolution des enjeux. Par là, le séducteur ou la séductrice s’infiltre dans la psyché de l’autre et comme le note Freud « prend la place de l’idéal du moi ». A mesure que l’emprise fonctionne, le moi de la victime se rétrécit et se trouve plus ou moins menacé jusqu'à la possible destruction et l'anéantissement.

     Ce lien toxique se repère au contrôle permanent exercé sur le ou la partenaire, au désir récurrent de savoir avec qui il ou elle passe son temps, à la menace qu’il ou elle fait peser sur la relation par l’exercice réitéré d’un chantage pour exorciser sa propre terreur et l’imposer, à la jalousie pathologique projetée sur tout tiers menaçant la relation d’emprise. Cette tyrannie du lien est rarement repérable à la surface. Elle se joue dans la sphère ombreuse de l’intimité, dans des modalités déterminées de prise de contrôle qu’on peut parfois identifier dans le rapport de maîtrise des objets (voiture, maison, vêtements, objets divers, pratiques sexuelles etc.). Elle se joue encore dans les messages sans cesse contradictoires envoyés à l'autre, utilisant ses désirs pour mieux les anéantir, lui faisant croire ce à quoi  le séducteur ou la séductrice ne consentira en réalité jamais, jouant avec ses qualités et ses défauts, etc.

     L’auteur(e) du lien tyrannique rencontre sa propre angoisse et utilise l’autre, son objet, pour lui faire payer ses traumatismes originels et le ramener sans cesse à la même place sans en éprouver la moindre culpabilité ni le moindre remords. C’est d’ailleurs un trait de la structure perverse. Se placer dans la position de victime aux yeux des autres sans éprouver de sentiments réels vis-à-vis de celui ou de celle qu’on maltraite. En revanche, la souffrance vécue fonctionne de manière narcissique, par identification à la victime qu’on n’a pas cessé d’être puisque le trou n’a jamais été réparé.

Ce qui est d'ailleurs remarquable, c'est l'insensibilité au symbolique, au langage quand il s'agit pour le "tyran" d'aborder ce négatif qu'on porte en soi mais qui vient mettre en péril l'image et le faux-self joués en permanence sur toutes les strates de son existence. L'usage du silence pour éviter tout dévoilement est d'ailleurs le signe du semblant sur lequel s'édifie cette organisation pathologique marquée par la tristesse.

     En somme, l’emprise est une pathologie du lien dont la structure interroge évidemment toutes les parties en présence car la victime peut se croire maître de la situation et se laisser jouer sans même l’apercevoir, y trouvant, elle aussi, des compensations narcissiques. Sans la traversée du fantasme, il est difficile de s’arracher à cette structure. Mais de pouvoir l’identifier, une part du chemin se dessine et avec elle, l’exercice d’une liberté dont la reconnaissance de ses propres failles est la condition.

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