L'agence immobilière : une étrange histoire d'amour

C’est l’histoire d’un type dont la relation conjugale est au plus mal et qui, se rendant à une activité publique comme à son habitude, s’arrête de façon presque hypnotique devant une agence immobilière et se met à regarder avec une étrange attention les diverses annonces proposées à la location comme à la vente. Durant un court instant, il se met à rêver d’appartements comme s’il était captif d’un songe qui venait de s’imposer à lui. Reprenant ses esprits, il s’aperçoit de la nature de son action et s’interroge sur le sens de ce qu'il est en train de faire.

"Non d'un chien ! Qu'est-ce qui m'arrive ?" s'exclame-t-il avant de reprendre son cheminement.

Sans doute se dit-il alors, cherchant à décrypter le sens caché de son acte - il faut dire qu'il est en analyse depuis quelques mois - qu'il a le désir inconscient de quitter sa femme, de trouver un autre lieu et de se délester de ses difficultés actuelles. Le message pour lui est à prendre au sérieux et suscite une sombre inquiétude. 

Notre homme, fort soucieux, se rend comme chaque jeudi chez son psychanalyste et lui rapporte cette curieuse scène, convaincu du message latent qu’elle contient et qui l’incite à prendre la poudre d’escampette.

Sur ce, le psychanalyste, fort attentif ne manque pas un seul mot de cette affaire quasi-somnambulique. « Ce que vous dites là est remarquable, note-t-il. Voyez-vous ce que vous êtes en train de dire ? »

« Que je souhaite quitter ma femme, reprendre mon indépendance. » lui répond l’homme dans un mélange d'effroi et de sûreté apparente.

Sur ce, le psy lui répond, comme illuminé par le message que l’autre lui envoie sans même s'en rendre compte : « Pas du tout, c'est même tout le contraire ! Vous êtes en train de parler de votre jouissance ! » (le psy est lacanien)

« Je ne comprends pas ! », reprend le patient un peu hébété.

"Qu’est-ce qui vous a arrêté ? Où vous êtes-vous arrêté ?" insiste alors l'analyste. 

« Devant une agence immobilière. »

« Oui, précisément, tout est là ! De quoi êtes-vous en train de parler, là ? Vous l'avez dit. Vous le savez mais vous ne voulez pas l'entendre. Vous êtes en train de parler de votre propre...immobilité. Agence immobilière, voilà ce que vous dites ! Vous ne voulez surtout pas bouger ! Vous êtes complètement immobile. Elle est là votre jouissance ! "

Piqué au vif, le mot "immobile" résonna en fulgurance comme jamais dans sa chair et produisit comme une détonation. Notre homme se mit soudain à sangloter, incapable de retenir le flot de larmes qui ne demandait qu'à se déverser. Car ce qui lui vint à l'esprit à ce moment précis non sans peine, c'est qu’il passait son temps à reprocher à son épouse sa propre immobilité à elle, sa fixation, son incapacité au changement. Il ne cessait depuis des mois sinon depuis toujours de lui dire qu'elle ne voulait surtout rien changer. Il ne pouvait s'empêcher de lui faire inlassablement la leçon de son immobilisme, de son immaturité ! Et ce qui lui apparut également, c'est qu'il n'avait eu de cesse de faire la même chose avec sa précédente compagne. Ce qu'il voyait pour la première fois, c'était lui !

Là-dessus, le psy ajouta : « Vous voyez ; ce n’est pas à l’autre ici que vous vous adressez ; c’est à vous ! Vous ne parlez pas de votre épouse mais du réel sur lequel vous butez. L’autre est votre miroir et c’est pour cela que vous lui en voulez ou plutôt que vous croyez lui en vouloir ! Vous lui reprochez ce que vous êtes. Votre femme est votre symptôme. Vous l'avez choisie précisément et surtout pour que rien ne change. Le réel est ce qui revient toujours à la même place. »

Le patient ne put retenir un rire mélangé à quelques sanglots vaguement étouffés.

« Mais ma femme dans tout ça ? » 

« Que vous importe ici ! Vous ne venez pas pour elle mais pour vous. Elle a son travail à mener. C’est son affaire si elle le désire. La vôtre consiste à retrouver la mobilité psychique qui vous manque. »

Rentrant chez lui, dans un état second, à la fois léger et comme porteur d'une vérité nouvelle sur lui-même, il se souvint de la formule de Lacan : "L'amour ? C'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas." Ce jour-là, il comprit un peu mieux le sens de cette phrase énigmatique. Pour la première fois, elle lui parla...mais de l'intérieur. Un nouvel "agencement" venait de se créer...une nouvelle mobilité, en somme.

Comments

[Democrite]

"Agence mobiliaire" ou mobiliste. Oui, l'inconscient est noir comme l'encre et les mobiles se fixent dans les plis inattendus du discours.

Merci pour ces encouragements...

[Pyrrhon]

Je rêve, pour faire bonne mesure, d'une agence Mobiliaire qui nous enseignerait l'art de décoder nos mobiles. Ce serait du plus haut intérêt ! En tout cas je suis bien heureux de te revoir dans la cohorte, sublime et famélique, des écrivants. Voilà plutôt un gage de santé !