Fatigue passive, fatigue active
Aujourd'hui, je pénètre en classe dans un état de fatigue intense. J’ai déjà remarqué que, paradoxalement, les meilleurs cours, sont, selon mon propre critère intérieur, toujours liés à un état comme celui-là, un peu limite. C’est que pour faire un cours d’exception, il faut savoir s’aventurer hors sentiers et mener la classe à la lumière d’elle-même, vers des contrées que les élèves ne peuvent imaginer lorsqu’ils entrent dans la salle, la fatigue devenant, à cette occasion, l’étrange moteur pour une insolite expérience.
Il est deux sortes de fatigue, celle qui, proche de l'épuisement, rend l'esprit asthénique, contrarié, affaibli par la torpeur qui l’accable et qui soumet le corps à une passivité interne. Cette fatigue-là, bien connue réclame l’horizontalité immédiate et le repli dans le néant bienfaisant et réparateur de la sieste. Fatigue subie, dont on est la victime, déterminée pour l’essentiel par des causes extérieures comme dirait Spinoza.
C’est d’une autre fatigue dont je parle, celle qui se convertit instantanément en lâcher-prise et qui rend possible l’approfondissement, pour peu qu’on la laisse se déployer sur un mode non pas réactif mais résolument actif. C’est celle-là que j’expérimente aujourd’hui. Je me sais fatigué mais je ne peux pas me déclarer tel parce que je sens sa force, son énergie, sa puissance et je reste serein, sans inquiétude, l’esprit ouvert et disponible comme un samouraï qui pourrait fendre l’univers en deux mais qui, pour l’heure, laisse vibrer et circuler cette énergie dont il pressent qu’elle pourra rapidement devenir utile.
Cette fatigue-active s’inscrit dans une aventure dont elle est, d’une certaine façon, la création et l’expression. Elle propulse l'esprit vers des contrées inhabituelles, vers des territoires ensauvagés. Elle est le fruit de la recherche intense et d'un régime de mobilisation intérieure qui prépare à la fulgurance, au dépeçage de la coutume, à la déconstruction majeure, au désembuage intempestif de l’opinion comme de la rencontre qui s'annonce dans les salles de cours.
Bref, c'est d'une fatigue jubilatoire, dionysiaque et sublime dont je parle et que mes classes vont devoir affronter. Les pauvres !
Ce qui est remarquable, c’est que ma fatigue va rapidement se heurter à l’autre, à celle qui engourdit les corps et les esprits des élèves courbés qui me font face et qui, trop souvent, l’expérimentent à l’école sous la forme de l’ennui dévastateur et de la prostration. Je mime leurs corps avachis, leur affalement attristé, leur posture anémiée, leur tendance grégaire, leur usage désincarné du « on ». Ils rient. Un prof qui s’affale sur sa table, qui baragouine dans la barbe qu’il n’a pas ce jour-là, qui joue l’élève épuisé, c’est plutôt rare en ces lieux ! Je les imite et les renvoie au temps de l’existence gaspillée, aux heures d’oubli et d’effacement d’eux-mêmes dans un régime de dressage qui courbe l’échine et avilit l’intelligence. Je ne les agresse pas. Ils sentent que je connais leur fatigue, que je l’ai moi aussi expérimentée et que je leur parle « en vérité ». Ils sentent que leur professeur de philosophie a été, lui aussi, un élève fatigué d’être là sans savoir au fond pourquoi et à quelles fins il « suivait » des heures interminables de cours en ayant le sentiment d’une pestilentielle vacuité.
Il y a urgence à éprouver la supérieure fatigue, celle qui produit l’écart intime, la déroute, le décalage, celle qui ne lasse pas et qui devient combattive comme lorsqu’on dit à quelqu’un : « tu me fatigues » et qu’on se décide à agir. Arme de résistance, force affirmative, créativité, sources et ressources, puissance d’agir, œuvre et talent, fatiguez-vous de votre fatigue chronique ! Il n’y a pas de temps à perdre.
Après le diagnostic, débute l’offensive. C’est la figure de l’esprit libre qui sonnera la charge : Nietzsche et la grande incitation au génie contre la fatigue du troupeau, contre les idoles qui défenestrent la pensée !
J’ai vu ce matin des individualités se redresser, parler de leur fatigue, penser leur fatigue. « La philosophie, c’est le seul cours dans lequel je ne vais pas à reculons !» explique l’un d’entre eux.
"C’est déjà ça ! C'est que cela ne vous fatigue pas trop !" ai-je répondu.