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DEMOCRITE, atomiste dérouté
19 janvier 2011

Fatigue passive, fatigue active

Afficher l'image en taille réelleAujourd'hui, je pénètre en classe dans un état de fatigue intense. J’ai déjà remarqué que, paradoxalement, les meilleurs cours, sont, selon mon propre critère intérieur, toujours liés à un état comme celui-là, un peu limite. C’est que pour faire un cours d’exception, il faut savoir s’aventurer hors sentiers et mener la classe à la lumière d’elle-même, vers des contrées que les élèves ne peuvent imaginer lorsqu’ils entrent dans la salle, la fatigue devenant, à cette occasion, l’étrange moteur pour une insolite expérience.

Il est deux sortes de fatigue, celle qui, proche de l'épuisement, rend l'esprit asthénique, contrarié, affaibli par la torpeur qui l’accable et qui soumet le corps à une passivité interne. Cette fatigue-là, bien connue réclame l’horizontalité immédiate et le repli dans le néant bienfaisant et réparateur de la sieste. Fatigue subie, dont on est la victime, déterminée pour l’essentiel par des causes extérieures comme dirait Spinoza.

C’est d’une autre fatigue dont je parle, celle qui se convertit instantanément en lâcher-prise et qui rend possible l’approfondissement, pour peu qu’on la laisse se déployer sur un mode non pas réactif mais résolument actif. C’est celle-là que j’expérimente aujourd’hui. Je me sais fatigué mais je ne peux pas me déclarer tel parce que je sens sa force, son énergie, sa puissance et je reste serein, sans inquiétude, l’esprit ouvert et disponible comme un samouraï qui pourrait fendre l’univers en deux mais qui, pour l’heure, laisse vibrer et circuler cette énergie dont il pressent qu’elle pourra rapidement devenir utile.

Cette fatigue-active s’inscrit dans une aventure dont elle est, d’une certaine façon, la création et l’expression. Elle propulse l'esprit vers des contrées inhabituelles, vers des territoires ensauvagés. Elle est le fruit de la recherche intense et d'un régime de mobilisation intérieure qui prépare à la fulgurance, au dépeçage de la coutume, à la déconstruction majeure, au désembuage intempestif de l’opinion comme de la rencontre qui s'annonce dans les salles de cours.

Bref, c'est d'une fatigue jubilatoire, dionysiaque et sublime dont je parle et que mes classes vont devoir affronter. Les pauvres !

Ce qui est remarquable, c’est que ma fatigue va rapidement se heurter à l’autre, à celle qui engourdit les corps et les esprits des élèves courbés qui me font face et qui, trop souvent, l’expérimentent à l’école sous la forme de l’ennui dévastateur et de la prostration. Je mime leurs corps avachis, leur affalement attristé, leur posture anémiée, leur tendance grégaire, leur usage désincarné du « on ». Ils rient. Un prof qui s’affale sur sa table, qui baragouine dans la barbe qu’il n’a pas ce jour-là, qui joue l’élève épuisé, c’est plutôt rare en ces lieux ! Je les imite et les renvoie au temps de l’existence gaspillée, aux heures d’oubli et d’effacement d’eux-mêmes dans un régime de dressage qui courbe l’échine et avilit l’intelligence. Je ne les agresse pas. Ils sentent que je connais leur fatigue, que je l’ai moi aussi expérimentée et que je leur parle « en vérité ».  Ils sentent que leur professeur de philosophie a été, lui aussi, un élève fatigué d’être là sans savoir au fond pourquoi et à quelles fins il « suivait » des heures interminables de cours en ayant le sentiment d’une pestilentielle vacuité.

Il y a urgence à éprouver la supérieure fatigue, celle qui produit l’écart intime, la déroute, le décalage, celle qui ne lasse pas et qui devient combattive comme lorsqu’on dit à quelqu’un : « tu me fatigues » et qu’on se décide à agir. Arme de résistance, force affirmative, créativité, sources et ressources, puissance d’agir, œuvre et talent, fatiguez-vous de votre fatigue chronique ! Il n’y a pas de temps à perdre.

Après le diagnostic, débute l’offensive. C’est la figure de l’esprit libre qui sonnera la charge : Nietzsche et la grande incitation au génie contre la fatigue du troupeau, contre les idoles qui défenestrent la pensée !

J’ai vu ce matin des individualités se redresser, parler de leur fatigue, penser leur fatigue. « La philosophie, c’est le seul cours dans lequel je ne vais pas à reculons !» explique l’un d’entre eux.

"C’est déjà ça ! C'est que cela ne vous fatigue pas trop !"  ai-je répondu.

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Commentaires
D
Merci Marc pour cette intervention. Il ma paraît intéressant de pointer la porosité des modes et leur complémentarité : actif/passif - interne/externe. <br /> Le problème est de savoir s'il est possible d'avoir conscience des modalités sur lesquelles nous nous fixons car il ne suffit évidemment pas de décréter pour transformer quoi que ce soit.<br /> <br /> Je trouve un équivalent (tout relatif) chez Sénèque "quand on se repose, on doit agir et quand on agit, on doit se reposer. Délibère avec la nature, elle te dira qu'elle a fait et le jour et la nuit." <br /> On n'est pas très loin d'Héraclite : Nuit et jour, une seule et même chose".<br /> <br /> Portez-vous bien
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L
Soit ! Santé !
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M
il est vrai que les écrits védiques, commentés depuis 2500 ans en Inde, restent bien éloignés de la baguette et du kil de rouge.
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L
Voilà qui nous aide à y voir plus clair !!!<br /> Merci Swami Prajnanpad
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M
swami prajnanpad conseillait" intérieurement soyez activement passif, extérieurement soyez passivement actif ."
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D
Merci pour cette belle intervention, mon cher Ludo. C'est une joie de te trouver en ces lieux d'heureuses dé-routes.
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L
Merci Didier,<br /> Merci pour cette analyse ô combien pertinente qui dépasse largement le strict champ individuel et touche à une sorte "d'intime collectif". Cette fatigue plus profonde, que la sieste horizontale n'efface pas, et qui, à son apogée destructrice, peut pousser à l'immolation (l'actualité nous en donne de multiples exemples)impose, tu l'as bien dit, un lâcher-prise nécessaire et salutaire. Une prise de conscience des limites de son être ou plutôt de la limitation personnelle et inter-personnelle de la réalisation de son être. Un inévitable questionnement du sens, des sens ou de l'essence de l'existence de chacun(pardon pour ce jeu de mots facile qui pourtant n'en manque pas !) . Cette fatigue-là se revèle précisément comme panne d'essence ou de sens. En l'occurrence, le problème majeur de l'Education Nationale n'est pas à chercher dans tel ou tel détail technique de son organisation mais bien dans l'amenuisement progressif et inéluctable de toute motivation. Les élèves voudraient bien se motiver (si tant est que la motivation procède d'une action volontaire) si d'aventure les profs l'étaient. Eux-mêmes le seraient si les élèves voulaient bien faire un efort et si l'administration (terme générique et ombrageux)leur permettait de l'être ! Etc. Le microcosme scolaire reflétant par ailleurs le reste d'une société elle-même fatiguée. Bref, tu as raison, il est urgent de prendre pleinement conscience de cette fatigue pour pouvoir y trouver les germes d'une renaissance, l'énergie créatrice d'un autre-chose, la redéfinition d'un monde nouveau qui, bien que perpétuellement présente dans les conversations chroniques des uns et des autres, connaît une acuité particulière en ce début du XXI ème siècle. Repose-toi bien mon ami et continue à créer !
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T
La distinction entre les différentes fatigues, et surtout, la réhabilitation d'icelle ! Il est très mal vu de reconnaître cet état, et personnellement, je me battais pour dire ok ! je suis fatiguée, mais je suis bien présente, bien existante, sur un autre mode, certes, mais quand même ! Voyez, même vous, vous n'avez pas réussi à me fatiguer ! Me voici en pleine forme. Merci.
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