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DEMOCRITE, atomiste dérouté
19 février 2015

Nietzsche et l'éternel retour

 

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           En me baladant dans une des rares bonnes librairies de la ville du Roi Henri, je tombe sur la dernière somme d’André Comte-Sponville consacrée à une histoire de la philosophie tragique et du matérialisme, histoire censée rendre compte dans le même temps de l'itinéraire spéculatif de son auteur. J’en parcours rapidement quelques chapitres et m’arrête sur la critique saisissante que notre écrivain fait de Nietzsche à propos du thème de  « l’éternel retour »,  reprenant d’ailleurs à son compte l’interprétation de son vieux maître et ami, Marcel Conche.

        Comment Nietzsche, penseur du devenir, peut-il soutenir une hypothèse selon laquelle « chaque douleur, chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement devront revenir […] dans le même ordre et la même succession ? ».  (§ 341). On ne peut suivre, d’après ACS l’auteur du Gai savoir, car l’éternel retour emprunté aux stoïciens est en totale contradiction avec l’intuition de l’impermanence universelle qui fait par ailleurs l’héraclitéisme de Nietzsche. Ou le réel est « branloire pérenne » pour parler comme Montaigne ou il est destin implacable, grande Raison, ordre inflexible prescrivant pour l’éternité le retour du même. Cette grossière contradiction suffit pour l’ancien moustachu de la Sorbonne, à renvoyer Nietzsche au placard et à ruiner semble-t-il chez lui toute réelle disposition tragique.

         Une telle méconnaissance me stupéfie. Comment croire un seul instant que « l’éternel retour » constituerait une thèse relative à la nature des choses, une thèse métaphysique, alors même que le marteau du médecin ébranle toute fixité ontologique ? Cette incroyable mauvaise foi de la part de celui qui signa avec d’autres réactifs, une tribune intitulée « pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens » fait montre d’un préjugé dramatiquement commun et rebattu selon lequel Nietzsche ne penserait pas sérieusement, autrement dit, ne serait pas vraiment philosophe, lui qui résonne par delà le vrai et le faux. Décidément, Nietzsche, Freud et Marx n’ont pas fini d’épouvanter, de malmener la conscience honorable de ces autorités publiques rémunérées pour plaire au plus grand nombre et décerner des prix d'identité philosophique. 

       De quoi André Comte-Sponville a-t-il peur ? Qu’y a-t-il de dangereux dans cet exercice de mise à l’épreuve de sa propre vitalité ? Car c’est bien de cela dont il s’agit. L’éternel retour n’est ni une théorie, ni un concept comme le disent ceux qui n’ont rien compris à Nietzsche, mais un mode d’évaluation de sa propre force vitale, opérable grâce à un « transport ». Nietzsche se fait à la fois médecin, psychologue, philosophe et poète, déjouant les catégories ordinaires qui empêchent de penser avec ses tripes et d’interroger sérieusement « la santé » ou la morbidité aigre dont les relents s’épuisent dans le nihilisme, le pessimisme ou les pseudo-sagesses tragiques.

       Mais pour éprouver le dynamisme de sa santé, il faut évaluer ses résistances et « faire signe » vers l’intensité des réactions que la vision de l’éternel retour suscite en soi, se rappeler à son histoire subjective, aux tensions accumulées dans l’organisme. C’est ici le rôle joué par la métaphore : transporter, changer de paradigme, débusquer la paranoïa du logicien qui sommeille en chacun de nous, en nous plaçant sur le terrain du corps, des instincts, et du système nerveux, chargé d’une mémoire affective plus ou moins libre, plus ou moins lestée. A l’état hypnotique produit par l’illusion grammaticale, Nietzsche oppose la métaphore mouvante et sophrologique du démon qui chuchote à l’oreille solitaire le retournement du sablier de l’existence. Que se passera-t-il en cas de lâcher-prise, de laisser-aller à la puissance onirique et fictive stimulée par « ce malin génie » ?

       L’éternel retour est un mode d’interpellation de la force active, un exercice mental de stimulation physiologique par lequel on peut évaluer le rapport que nous entretenons avec la souffrance, avec tout ce qui, en nous, résiste à la mort ou qui, au contraire, succombe à la fascination masochiste devant la fin annoncée. Où se logent en nous cet abandon, cette abdication amère et toxique, cette invasion virale, cette tumeur macabre qui pourraient nous faire, philosophiquement préférer le nihilisme et la mort, alors même que nous vivons encore et qu’il n’est pas question d’en finir ? Jusqu’à quel point sommes-nous prêts à revisiter les épreuves qui ont été nôtres ? Combien de fois ? Eternellement ? Avec Nietzsche, nous mesurons la vitalité d’un homme à son aptitude à vouloir ce qu’il vit au point qu’il en veuille aussi l’éternel retour. Qui pourra le vouloir jusqu’au bout et se sentir encore joyeux ?

       Ce n’est pas sur le plan de la raison ou de l’abstraction que cet exercice vaut. Il ne vaut que pour celui qui accepte d’y aller voir, de se mettre à l’écoute de son propre retentissement intérieur, de voyager au cœur de ses ombres à la manière de l’entreprise psychanalytique. Il ne vaut que pour celui qui peut articuler la puissance de création poétique à la mélodie intérieure. Il ne vaut que pour celui qui abandonne le destin de répétition sous l’emprise de la pulsion de mort pour l’allégresse musicale et déroutée d’une partition ouverte sur la mobilité des forces. Voilà l’homme libre et sans ressentiment, l’homme délivré du fatum et de la nécessité universelle. Une autre métaphore nécessaire en d’autres termes.

       Dans le mépris, dans la condescendance des "maîtres qui ne se moquent pas d'eux-mêmes", dans les stupidités à bon marché qui ne peuvent rencontrer que l’assentiment des jobards courbant l’échine devant un style et l’autorité supposée d’un philosophe, on a bien des raisons de ne pas se déclarer nietzschéen (ce qui ne veut rien dire). Qu’on reste viscéralement attaché au langage, à l’amour des définitions, à la logique binaire de l’athéisme, à la spiritualité chrétienne, à l’idéal œcuménique, à la Vérité du philosophe, comme d’autres le sont au nihilisme ou qu’on revendique la joie de créer, la «force majeure» devant la loi du réel, le corps parle de lui-même et s’exprime avec ou malgré soi. Au moins Nietzsche nous a-t-il rappelé que notre corps en sait bien plus sur nous-nous mêmes que nous le prétendions. Et dans nos rengaines et nos idées fixes, dans nos « ismes » et nos renoncements, n’est-ce pas le visage- non métaphorique celui-là, de l’éternel retour d’un corps malade qui nous rappelle à notre misère ? Nous comprenons alors pourquoi nous ne cesserons jamais de recommander la patiente et lumineuse lecture, la rumination digestive du Gai Savoir.

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