Epicure à Biarritz
I
L'hiver est propice au repli, à l'attitude réflexive qui m'incite à me tourner au dedans de moi-même. Dans ce mouvement de somnolence se glisse parfois le sentiment obscur d'être tel un ludion flottant à la surface d'un océan soumis aux caprices des profondeurs, au dynamisme d'une houle indéterminée liée à des forces et des flux extérieurs. Nous sentons et nous expérimentons que l'essentiel n'est pas ce curieux miroir qui fait danser le moi et ses personnages sur cette étendue liquide offerte aux regards du monde. Le sol ferme ayant disparu, me voilà aimanté vers un gouffre sans visage. La lueur ombreuse de l'impensé peut alors irriguer la conscience d'une vertu nouvelle, d'une force qui la ramène à son origine. Pour les vieux briscards, les Déroutés et autres Nomades vagabonds de ce monde, conscients de leur imposture essentielle, quelque chose remonte à la surface comme le souvenir de ce que nous n'avons jamais cessé d'être, ce quelque chose qui nous imposa un jour de vivre en apnée, coupés en deux, chacun arraché à son propre tumulte, dessaisi de cette part idiote de soi dont l'expression est devenue proprement indistincte. Les sirènes chantent à Ulysse, l'entravé volontaire, l'envoûtante mélopée de son versant nocturne et féminin, la Chose qu'il lui faut absolument tenir à distance, cette Vérité qu'il veut entendre et saisir, cela même qui l'entraînerait dans les abysses et lui ferait perdre son nom.
II
Samedi dernier, au réveil, j'ai su instantanément que nous allions nous rendre avec Sibylle à Biarritz alors même que la veille au soir j'avais quasiment renoncé à entreprendre ce déplacement. La nuit porte conseil, dit-on. L'idée de passer le WE au plus près des vagues atlantiques, mais aussi d'aller écouter notre ami Frédéric Schiffter deviser sur la portée philosophique d'Epicure furent des stimulations suffisantes pour me soustraire à l'horizontalité matutinale. Je ne fus pas déçu. Notre philosophe balnéaire fit, sans la moindre note, une étude de la quasi totalité de La Lettre à Ménécée, analysant le tétrapharmakon à la lueur de la physique atomistique dans une salle comble, pleine de têtes aussi grisonnantes que séduites, incontestablement captivées par la prestance de l'orateur.
Avec cette dose de chic et d'élégance, de distance amusée et d'intensité dans le regard, Frédéric fit une lecture schopenhauerienne du penseur de Samos, procédant d'un constat physiologique préalable, puisque toute philosophie est d'abord la pathographie de son auteur. Epicure, ce maigrichon valétudinaire souffreteux ne pouvait proposer qu'une philosophie à la mesure de son idiosyncrasie avec pour principale ambition une ascèse – bien loin du stéréotype du sybarite qui colle généralement à l'épicurien, en fait un art mineur consistant à cultiver les "désirs naturels et nécessaires" pour équilibrer l'âme et le corps (ataraxie et aponie). En effet, il n’y a pas grand-chose de commun avec la jouissance maximale recherchée par Calliclès le sophiste dans le Gorgias de Platon ou l'hédonisme majeur d’Aristippe et des Cyrénaïques.
Cette manière assez cinglante de dégonfler les idoles par la légèreté du propos n'est pas pour me déplaire même si je ne partage sur le fond qu'assez peu la lecture qui est faîte ici du programme épicurien, vidé pour l'occasion de sa dimension psychothérapeutique comme du travail sur les fictions de l’imagination. La caricature et la censure exercées contre l'épicurisme par les stoïciens puis les chrétiens montrent combien il y a du sulfureux et de l'infréquentable dans cette doctrine qui n’est pas une morale. Nous avons avec Frédéric un désaccord assez net. L'homme serait-il condamné à demeurer un gamin de 5 ans terrorisé par les fantômes qui courent sous son lit ou dans l'enfer des religions superstitieuses et de la vie post-mortem ? Non seulement, je ne le pense pas mais je sais par expérience que le travail psychique est susceptible de produire des réagencements, des distanciations symboliques, des déplacements utiles, introduisant du jeu sous l'effet d'une prise de conscience dans l’expression pulsionnelle. L’épicurisme crée des médiations précieuses et des outils qui ramènent l’homme à sa mesure dans le tout de la nature. Mais peu importe ici ce désaccord. Je connais depuis longtemps l'aversion du "philosophe sans qualités" pour tout enjeu éthique et somme toute, pour ce qui peut se comprendre comme un certain amour de la vie tel qu'il est pensé par les atomistes et plus tard par Spinoza, Nietzsche ou Clément Rosset.
D’ailleurs et sans doute avec raison, le public reste peu sensible à l'intervention que je propose comme aux rappels théoriques que je souligne. Et pour cause. C’est que ce n'est pas tout à fait Epicure qu'il venu entendre mais bien plus ou bien mieux, comme on voudra, la voix de leur philosophe balnéaire préféré (il n’y en a qu’un) aux indéniables blandices, capable de mettre en œuvre avec ce bel esprit de finesse et ce style qu'on lui connaît, la subtile et redoutable maxime de Pascal : "Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher".
III
Après l’excellent moment passé en compagnie d'Epicure, de la Schifftérina et de Frédéric, nous retrouvons la douceur des plages baignées de lumière et les lames puissantes sur lesquelles dansent d’autres surfeurs. Je m’étonne de ce désir de glisse qui consiste à demeurer le plus longtemps possible à la surface, au plus proche de l’écume et de la déferlante, arraché au magnétisme des profondeurs. L’océan produit sur moi un sentiment mélangé d’excitation jubilatoire et d’attention contemplative. Ma sensibilité démocritéenne et lucrétienne se réveille au contact des tourbillons : Turbantibus aequora ventis
L’intuition du mouvement prend ici une consistance particulière. La vague condense la force du vent en une matière d’autant plus sensible qu’elle est insaisissable. Le récif nous rappelle au caractère moléculaire de l’eau qui se fracasse et vole dans les airs en se déchirant. La houle est la métaphore liquide du réel d’où tout procède. Le Tout de la nature enveloppe chaque chose singulière. Cette paradoxale jonction du particulier à l'universel fait le sens métaphysique de l'homme, son articulation à une forme d'éternité qu'il est possible de reconnaître jusque dans son idiosyncrasie sous la forme d'une intuition fulgurante, d'une "science intuitive" d'autant plus rapide et accélérée (une pensée à la vitesse de l'éclair comme le note Deleuze dans ses leçons sur Spinoza) qu'elle se donne à l'esprit en se retirant.
Peut-être est-ce cela que la photographe tente de saisir dans son "objectif" tourné vers l'incessant mouvement des vagues et les reflets incandescants de l'astre majeur. Les simulacres voltigent tout en disparaissant. Ils nous indiquent une loi de nature, loi tragique, loi de l'impermanence : "C'est le même temps que celui de la naissance du plus grand bien, et celui de sa destruction". Epicure, Sentences vaticanes, 42