The Walking Dead ou l'inconscient en marche
Après "Game of Thrones", je viens d'achever le visionnage de la série "The Walking Dead", huit saisons consacrées à un monde dévasté par l'apparition d'un virus transformant les morts en zombies assoiffés de sang et condamnant les survivants à échapper à toute morsure dont l'effet précipiterait la mutation et conduirait immanquablement au même résultat. Dans cette débâcle généralisée qui ressemble à une apocalypse, les rescapés tentent par tous les moyens de se protéger en s'organisant au milieu d'un monde qui ne fait précisément plus monde.
Je n'ai jamais éprouvé le moindre attrait pour les histoires de morts-vivants, pour les jets intempestifs d'hémoglobine, pour les corps cadavérisés, éventrés ou décharnés, pour des crânes aux orbites explosées et pourtant, cette série m'a complètement embarqué.
Qu'ai-je donc vu là-dedans sinon le sillage tourbillonnaire et monstrueux d'un état de nature d'une radicalité telle qu'il m'a fourni l'image saisissante de l'homme évoluant à l'extérieur de ce qui fonde la sociabilité banalement extorquée comme dit Kant par les institutions, les normes sociales, les conventions et l'ordre politique ? Ici, nous sommes de plain pied chez Hobbes, abandonnés à la plus éprouvante insécurité, à l'angoisse de la mort qui rôde partout et dont le faciès étique et hideux devient la métaphore du désir heurté à tout moment par le désir des autres. La violence est la seule règle mais une règle qui ne trace jamais le droit tant la courbure excentrique de l'individu s'y exprime pour tenter de se garantir soi-même ou de garantir le peu de famille qui reste.
Dans Game of Thrones, on sent venir du Nord la glaciale morsure des Marcheurs Blancs, autre métaphore possible d'une nature niée, refoulée depuis trop longtemps et dont la force accumulée finit par se déverser sur une humanité affairée, centrée sur ses intérêts mesquins et sa ridicule logique de domination. L'insignifiance de la vie devient ici palpable, sensible et dramatique. Le drame croise le tragique du néant qui agite l'humaine condition dans sa folie coutumière. Ici, les hommes, provisoirement unis trouveront de quoi liquider pour un temps le refoulé dans une mise à l'épreuve de leur intelligence collective.
Dans "The Walking Dead" il n'y a plus de lois et les "communautés" d'une extrême précarité s'affrontent. A la désorientation existentielle posant cruellement la question du sens du vivre s'ajoute l'étrange relation jamais questionnée avec ces morts qui décidément refusent de mourir tout à fait et qui, de surcroît, semblent avoir des tas de comptes à régler avec les vivants. Dans cette série américaine, il est fait mention, en passant, de certaines traditions indiennes disparues. Il n'est pas impossible que ces zombies rappellent l'américain moyen aux fondations de son empire, à l'éradication sans pareille des cultures traditionnelles, à ces dizaines de millions de "sauvages" exterminés et dont les âmes errantes - les rôdeurs comme les appellent les personnages principaux, flottent encore dans les plaines désormais envahies de buildings et de puissance phallique démembrés.
Retour inlassable du refoulé. La dette n'a jamais été payée. Une dette "dévorante", une dette de sang si on peut dire dont on ne se débarrasse pas même si les morts ne meurent véritablement que lorsqu'on leur a transpercé le crâne d'une flèche, d'une balle ou d'un coup de couteau ! La tête demeure, semble-t-il, le siège d'une âme aliénée à la toute puissance de la pulsion qu'il s'agit de détruire. Qui se trouve libéré par ce geste capital ? Le mort ou le vivant ? Si le vivant sauve sa peau, d'autres morts viendront car leur nombre est infini. On ne détruit pas la pulsionnalité sans détruire la vie elle-même.
Ces "rôdeurs" représentent en somme la métaphore la plus immédiatement saisissable de l'activité pulsionnelle inconsciente rétive à tout principe de réalité, insoumise et irrationnelle, avançant inexorablement vers son morbide accomplissement. L'inconscient est en marche et ne cessera jamais d'insister, de persister tant qu'il y aura des vivants à convertir, les forçant à voir en face l'obscurité qu'ils s'évertuent à nier. Le cadavre grimaçant, c'est à la fois cet homme du passé revenu d'outre-tombe hanter le civilisé, le contraignant à affronter les dilemmes moraux auxquels il veut échapper à tout prix. C'est aussi la figure de l'inhumain, de cette immanente bestialité qui signe définitivement l'appartenance de l'animal humain à la nature.
Au milieu du marasme, des amours inquiètes et véritables voient pourtant le jour, des amitiés fleurissent et des liens d'une incroyable intensité se tissent. Le guerrier cuirassé découvre par devers lui qu'il peut encore pleurer lorsque son fils devenu un jeune homme lucide lui révèle non sans sagesse la possible réconciliation du jour et de la nuit.
C'est à cette élémentaire et fondamentale condition que les forces inconscientes trouveront dans la réalité une expression plus apaisée et moins malheureuse, ce qui, convenons-en, est tout sauf évident si on en juge par les motivations qui sont celles des dirigeants de notre "monde". A dire vrai, le spectacle que livrent les Poutine, Trump, Erdogan, les Macron et consorts laisse penser qu'à l'évidence les morts vivants ont de beaux jours devant eux.