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DEMOCRITE, atomiste dérouté
30 janvier 2014

Le soleil noir de l'inconscient

         

       

      César Chesneau, sieur du Marsais (Dumarsais) écrit dans l'article "philosophe" de l'Encyclopédie que « les hommes marchent dans les ténèbres au lieu que le philosophe, dans ses passions mêmes, n'agit qu'après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est précédé d'un flambeau ». Cet idéal de la raison qu'agite la philosophie des Lumières pour faire accroire aux naïfs en sa puissance de résistance et de désagrégation de l'obscurantisme, se heurte sans cesse aux forces cachées de la vie psychique. La raison peut-elle seulement dissoudre l'intentionnalité passionnelle, s'en prémunir, s'en protéger ?

        Rousseau soutient dans La Nouvelle Héloïse que "la passion, même la plus faible ne peut être réprimée [par la raison] car elle est sans contrepoids".  « Je n'ai été tenté qu'une seule fois note-t-il, et j'ai succombé ». Autant dire que l'activité réflexive et rationnelle du philosophe demeure impuissante tant elle reste extérieure à la dynamique irrépressible de certains besoins. Aussi, le Citoyen de Genève ne trouve-t-il qu'une passion pour résister à une autre, pour la contrer, l'affaiblir et si possible la réduire à néant. La grandeur de l'homme dans certaines de ses actions résulterait de cette lutte intestine dans laquelle des passions bonnes seraient capables de s'opposer au pouvoir destructeur des passions tristes.

        Cette contrariété de la vie psychique, cette tension entre des polarités qui paraissent s'exclure ou des désirs exacerbés qui s'affrontent, témoigne d'un régime de forces dont Nietzsche puis Freud donneront plus tard un modèle saisissant. Forces actives et forces réactives d'un côté, pulsions de vie (Eros) et de mort de l'autre (Thanatos). Entre une dynamique de puissance affirmative et créatrice et une autre liée à la destruction des liens sous la forme d'une morbidité récurrente, deux régimes pulsionnels s'affrontent et s'entremêlent dans un capharnaüm idiosyncrasique qui échappe au sujet de bout en bout. Quid de la raison ? Toujours seconde, toujours domestiquée et servile, cette faculté se range du côté de la force qui prend provisoirement le dessus et qui s’exprime sous la forme d'une puissance ou d'un pouvoir.

        La puissance est l'activation d'une énergie stimulée par la rencontre avec d'autres puissances, assurant par là une dynamique d'enrichissement et de croissance. Le pouvoir est une force de déliaison qui détruit les flux, casse la dynamique, cherche à rompre une convergence en imposant un régime pulsionnel tyrannique, autocentré et régressif. Comme le note Deleuze, "le pouvoir est le plus bas degré de la puissance", autant dire la plus faible mais dont les effets ne sont malheureusement pas anodins : agressivité, rancune, jalousie, envie, domination, manipulation, possessivité, humiliation, affaiblissement d'autrui, emprise, etc.

       De ce fait, si l'homme est précédé d'un flambeau, ce que je crois, il ne perce nullement la lumière. Il l'absorbe au contraire et la détruit dans l'opacité de son insondable rayonnement. Le flambeau noir de l'inconscient avance masqué mais se projette partout, en tout sens pouvant faire disparaître chaque chose dans le délire de la représentation. Les mots, les pensées et les images se détachent sur fond d'obscurité. La torche ténébreuse qui fait notre cécité nous précède et cache à nos propres yeux la clarté du ciel, la beauté des aurores et le sourire de nos amis. Le flambeau noir de l'inconscient, ce soleil sans éclat, se déploie devant nous, avant même toute expérience du monde, avant nos capacités empiriques, avant toute rencontre. En éclaireur dissimulé, il nous contraint à investir la réalité pour répondre aux pulsions fondamentales dont il est le produit.

      Que la psychanalyse invite à y voir d'un peu plus près, c'est une chose, mais le sujet ne saisit le monde et sa propre réalité qu'à travers  le flambeau gravitationnel de son inconscient. Sa parole peut ainsi tourner à vide indéfiniment, consumée par les flammes des passions tristes à l'image d’Ixion, attaché sur sa roue tournoyant dans le néant. La jouissance morbide semble indéracinable et (presque) toujours victorieuse. Tel un trou noir, elle se nourrit de la destruction et s'accroit dans le ressentiment à mesure qu'elle divise les forces et décourage la synergie. 

      Reconnaissons que le passage d'un mode passif à un mode actif reste pour le moins mystérieux même si nous constatons parfois et heureusement l'apparition de nouveaux agencements prometteurs. Il est certaines décisions qui accélèrent des processus et favorisent ces réagencements. Peut-être s’agit-il là d’une expérience de liberté dans cet écart qui réorganise la force au service d’une puissance plus grande et d’une joie retrouvée.

 

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Commentaires
D
Je vous rejoins volontiers : il est difficile de distinguer le type de force à l'oeuvre dans un processus créatif ; sans doute y a-t-il une dualité insaisissable, une secrète alliance. Cependant, il me semble que c'est moins par les causes que par les effets produits qu'il est possible d'évaluer la dynamique qui se déploie et la nature des forces qui l'emporte. Que la création contienne sa part de destruction, j'en suis bien d'accord mais le plaisir qu'on en tire augmente notre puissance d'action d'une manière plus libre et désintéressée que dans le cas contraire. Lorsque des forces agressives l'emportent dans la création, il s'agit alors de jouissance (et non de plaisir) et l'oeuvre devient une expression symptomatique de la névrose ou de la perversion.
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N
Bonjour Democrite,<br /> <br /> vous avez raison, c'était là pure digression.<br /> <br /> Encore que...<br /> <br /> D'expérience, je peux faire le constat de "retours à soi" en tant que phénomène créatifs profonds. Ceux-ci ont été mis en mouvement à partir d'élans qui ont détruit beaucoup, nourris à la passion, aux pulsions radicales, à la fois irrépressibles et inintelligibles. Extraordinaire réserve d'énergie que cet état de guerre intérieure. D'expérience, j'éprouve des difficultés à qualifier la faiblesse et la force, à distinguer ce qui détruit et le fruit de la création - je ne dis pas que c'est ce que vous faites dans ce beau texte qui nourrit la réflexion. Tout tire ensemble, me semble-t-il.<br /> <br /> <br /> <br /> Bon week-end.<br /> <br /> <br /> <br /> Nat
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D
Bonjour Nat,<br /> <br /> J'entends bien la distinction que vous opérez avec raison entre droit privé et droit public, entre loi et convention mais tout cela est ici sans rapport avec l'esprit du texte ni avec le fond. L'enjeu n'est ni politique ni juridique. <br /> <br /> Par ailleurs, tout ce que vous dites de la loi confirme bien la thèse nietzschéenne de la faiblesse. La guerre est au service de la destruction et des intérêts passionnels. Seuls les faibles expulsent, soumettent, protègent, autorisent pour autrui. Pour saisir l'intuition à l'oeuvre, il est essentiel de procéder à une approche généalogique (et non juridique) et se demander quel type de forces s'exprime là et pour quelles fins ? Alors, vous entendrez le grégarisme de la loi jusque dans son esprit et sa vocation publique, jusque et surtout dans son universalisme implicite.
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N
"Tu le soulignes bien avec l'esprit de la loi et de la convention. La loi est l'artifice des faibles".<br /> <br /> Deux remarques si vous le permettez.<br /> <br /> Tout d'abord, l'esprit de la loi n'est pas celui de la convention. La loi est un acte unilatéral là où la convention présente systématiquement un caractère synallagmatique. Il en résulte que l'esprit de la première relève du droit public, là où celui du contrat procède du droit privé ; et dans une société qui promeut, ensemble, l'individualisme, la qualité de sujet de droit et l'autonomie personnelle face au phénomène du pouvoir, le contrat l'emporte et la loi recule, comme toutes les expressions de la puissance publique.<br /> <br /> Ensuite, encore faut-il s'entendre sur l'objet de la Loi. Lorsque celle-ci fonde la rétention, l'expulsion, autrefois la mort, au titre de la violence publique légitime (M. Weber), lorsque l'acte parlementaire autorise l'exécutif à déclarer la guerre, je ne vois pas en quoi celui-ci exprime l'artifice des faibles. Sans doute faut-il alors les distinguer de la loi tutélaire, de celle qui fonde des systèmes normatifs de protection, d'assistance ou de sécurité (sûrement nécessaires). Il me semble, pour conclure, que l'artifice des faibles ne siège pas dans la loi elle-même, mais dans son obéissance servile, celle-ci inculquée par les familles et les institutions publiques depuis l'enfance. Et il faut faire la démonstration (pour soi-même) d'une véritable puissance intérieure pour s'extraire de la soumission. Là aussi, je crois, une déroute est nécessaire.<br /> <br /> Bien à vous, et au plaisir de vous lire.<br /> <br /> <br /> <br /> Nat.
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G
D'un point de vue thérapeutique (qui est aussi celui d' Epicure et de Bouddha) la conscience peut se mettre en mouvement si elle y est poussée par l'insupportable de la souffrance qui peut agir comme un aiguillon. Dans certains soutras il est question du grand dégoût qui fait naître le désir de changement. Sans cette poussée la connaissance reste en effet prisonnière de ses propres ornières. L'alliance du désir de changement et de l'effort de connaissance aura -t-elle raison de l'inconnaissance, c'est une question ouverte, qui ne supporte que des réponses toujours individuelles.
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D
Pour Sibylle,<br /> <br /> <br /> <br /> Merci pour cette question fondamentale. En quoi la découverte d'un régime pulsionnel spécifique dont on constate les effets dans la vie ( sans en percevoir les causes) pourrait-il nous aider à nous connaître ? Sommes-nous condamnés à la vanité de cet effort ? Il y a deux cas de figure :<br /> <br /> <br /> <br /> Celui dont la vitalité n'est pas trop empêchée par les pulsions de mort se déploie dans ses activités. Comment ne pas alors découvrir qu'on est à la fois ici et là, qu'on est un pont comme le soutient Nietzsche entre deux abîmes, qu'on est un devenir permanent et actif ? Le soi et le non soi interagissent au point que la question de la connaissance de soi devient parfaitement stérile : "tu connaîtras l'univers et les dieux". Les forces actives mènent du côté de l'univers, d'un dehors énigmatique auquel le sujet participe et qui fait signe vers sa propre étrangeté comme de celle du monde disloqué en tant que monde mais investi en tant que réel, sans lequel aucune vérité n'est possible. Cette altérité fondamentale est la source, l'originaire fécond qui irrigue les capacités créatrices dans un jeu universel.<br /> <br /> <br /> <br /> Dans le cas d'une emprise névrotique sur le mode de la réaction ressentimenteuse, je crains que la connaissance de soi ne se cristallise autour d'un moi-ego constamment renforcé et dont l'illusion de maîtrise maintient l'édifice de la compulsion réactive.<br /> <br /> <br /> <br /> Le passage d'une configuration à une autre reste à mon sens mystérieuse. Peut-être faut-il en passer par l'effondrement dépressif pour mettre à plat le système de forces grégaires qui s'est emparé de la psyché du (de la) ressentimenteux (se). Là encore, je n'ai aucune réponse mais je constate, par expérience, que l'introspection ne délivre pas nécessairement des agencements réactifs.
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D
Pour Guy,<br /> <br /> <br /> <br /> Merci pour cette belle remarque. La position de Bouddha n'est pas éloignée sur ce point de celle d'Epicure ou de Spinoza selon lesquels l'ignorance rend possible un régime passionnel dévastateur. C'est vrai mais à condition de bien comprendre que celle-ci n'est pas, en soi, une cause. Elle est d'un point de vue généalogique un effet producteur de causes qui entretiennent l'état du corps (le régime pulsionnel) initial. L'inversion s'avère ici féconde. Ce n'est pas le savoir qui guérit mais une nouvelle métabolisation. La question demeure entière : la conscience est-elle en mesure d'agir à la manière d'une cause sur un état pulsionnel initial ? Cela reste, me semble-t-il le pari de toute entreprise psychothérapeutique. La réponse ne va pas de soi.
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D
Pour Philippe,<br /> <br /> <br /> <br /> Merci cher Ami pour cette lumineuse intervention sur le blogue de l'atomiste dérouté. Je suis ravi de te savoir vagabonder au bord de l'abîme avec d'autres Déroutés.<br /> <br /> <br /> <br /> Sur le fond, tu poses le problème de la force spécifique du pouvoir dont tu soupçonnes une intensité supérieure à celle des forces créatrices. Comme dit Nietzsche, la force réactive a pour elle le nombre, la multitude, la coalition des faibles qui, par accumulation devient forte au point qu'elle soit en mesure de "castrer" la force active. Tu le soulignes bien avec l'esprit de la loi et de la convention. La loi est l'artifice des faibles (Calliclès et Nietzsche), l'expression d'un grégarisme que les individus intériorisent très tôt et qui colonise à la manière d'un virus l'organisme dans ses moyens singuliers d'extension. Nulle loi pour démasquer l'intention puisque la loi est une forme de la réaction (parfois nécessaire). Le problème est donc de savoir jusqu'où l'aliénation de notre puissance s'effectue dans le rapport ambivalent aux normes sociales qui visent toujours la domesticité et la sécurité.<br /> <br /> <br /> <br /> Comme tu le notes poétiquement : le risque de la pétrification guette et avec lui la fermeture du coeur.
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P
Il est à noter, cher ami, un élément sur la modalité de déploiement des forces actives et réactives. La première est création, elle se déploie hors des règlementations puisqu’elle est puissance propre alors que la seconde est castration et de ce fait doit trouver la légitimité de son action au sein des conventions permises. Ainsi puissance et pouvoir s’opposent, et celui-ci est plus fort que celui-là car il se répand toujours au travers de ce qui est admis, et il est nulle loi pour en démasquer l’intention.<br /> <br /> <br /> <br /> Là, apparait le soleil noir.<br /> <br /> <br /> <br /> Écoute celui qui parle, écoute ses mots. Poème, ils réchauffent l’âme et impulse en l’autre jubilation. Soleil d’éclipse, ils sont pesés et froid ; à la manière de ces mots de circulaires qui arrêtent les rires et ferment les cœurs, ils pétrifient tout effort de dépassement.<br /> <br /> <br /> <br /> Philippe C.
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S
En vous lisant cher Démocrite, je perçois une question qui me semble essentielle .Avons-nous au milieu de tous ces affrontements pulsionnels sans référentiel aucun, une possibilité de nous auto-désigner et dans le meilleur des cas de nous connaître ? Je m’interroge fondamentalement sur les conséquences d’un tel fonctionnement psychique et de notre mode d'être et donc celui du soi. <br /> <br /> Là surgit à mon sens une difficulté redoutable, au vu de toutes ces variations conflictuelles, énigmatiques du sujet, quel pouvoir a-t-il d’être (ou de devenir) soi ?
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