La Palma : une esthétique de la réconciliation
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Je me souviens avec émotion de cette période extraordinaire lorsque je déambulais au sommet de l'île la plus inclinée et, paraît-il, la plus haute du monde compte tenu de sa faible largeur, La Palma, dans l'archipel néo-cubain. J'y ai vécu des moments esthétiques et métaphysiques d'une rare densité, d'une puissance telle qu'elle nous traverse et nous nourrit pendant des mois voire des années : expérience indélébile de la beauté et du sublime, mettant en scène précisément ce quelque chose qui nous lie à la Vérité et ne nous quitte plus.
Où suis-je donc chez moi ? Dans quel espace poser un pied ferme lorsque nous avons été portés de la sorte par des divinités telluriques, soutenus dans mnos pas sibyllins par la force tout entière des forêts de pins endémiques ? Etre ici et là-bas, comme suspendus dans les intermondes, à la lisière du Réel, au plus proche de l'énigme de l'autre, au plus près d'une peau de satin que les corps échangent dans ce contact avec cette terre arrachée aux profondeurs de l'Atlantique.
Mon esprit tout entier demeure arrimé à cette invraisemblable expérience palméenne du dernier soir, lorsque je décidai de grimper à la Taburiente traversant les brouillards opaques de ces nimbes formées par les alizés. Je ne pouvais consentir à rentrer au pays sans tenter l'aventure, car pendant toute la durée de ce séjour insulaire, les hauteurs furent masquées par des convections subtropicales splendides mais funestes pour risquer la marche déroutée.
Parvenant à la bordure de l'ancien volcan, le ciel se déchira et laissa brutalement place à l'abîme fumante de Taburiente, aux couleurs rauques des antiques éruptions, aux nimbes folâtres courant sur les parois inhabitées.
Pourquoi ne puis-je demeurer, comme tant d'autres, captif d'une représentation affiliée au divertissement, à l'affairement mondain et aux activités rentables ? Pourquoi l'insignifiance du monde m'apparaît-elle dans une absurde évidence, me ramenant à la plus élémentaire pauvreté ?
C'est que la "beauté convulsive" et fracassée de ce réel dynamique et silencieux m'emporte entièrement et créé en moi un séisme, un mouvement tellurique de grande ampleur, libérant des failles, des énergies subreptices, des lignes de force, reconfigurant entièrement le paysage intérieur de mon esprit ! L'inintelligible est la loi des choses, la surdité -le lot indépassable de l'atomiste fracturé par la déroute de sa propre vitalité et de la vie en général.
Je ne suis pas seul. Je sens poindre une étrange fraternité atomique avec ces espaces de feu, ces verticales de lave, ces végétaux-sentinelles ! Je sens cette parenté, en deçà du vouloir, sous les protubérances archétypales de l'inconscient, avec l'élémentarité constitutive du "il y a". Une familiarité souterraine relie l'humain vétitable à la plus radicale étrangeté qui soit, au secret de l'originaire bordant le territoire inabordable de l'impensé.
Le magma consume la représentation, paradoxale crudité de l'incendie ! Paradoxale cruauté du sublime qui emporte l'image et la laisse choir au seuil d'une exaltation sans boussole. C'est pourtant l'image même de la Vérité qui nous apparait comme une insurmontable aporie, source fécondante à la ressource inassignable, nous laissant jubilants au bord d'un monde dé-fait et simultanément re-composé. Telle est la Vérité - Vérité qui se donne tout en se voilant, qui se présente en se dérobant, "Vérité dans l'abîme", Alètheia, perdue à tout jamais dans les insondables profondeurs de la caldeira !
Voilà l'expérience métaphysique majeure réitérée, rejouée dans cette cathédrale verticale au choeur tragique et impermanent. La danse énigmatique des brumes suspendues dans le silence moiré du sans-fond, attire le Dérouté funambule. Elles pourraient bien le précipiter dans le néant tel Ulysse affrontant le chant des sirènes.
Mais à l'ouest, vers l'occident, vers la bordure du cratère, se dressent des veilleurs de nuit, d'étranges gardiens des cieux, impavides, indifférents à la tectonique et à la branloire dionysiaque des profondeurs.
Ils font signe, comme de belles Sibylles d'argent, vers la splendeur azurée des lointains, vers la tranquillité provisoire des orbes célestes, vers la fécondité du rêve d'Icare arraché aux pesanteurs d'ici-bas.
Alors que le sublime donne le sentiment de la démesure, de l'hybris, à la lisière de l'effroi et de l'indicible horreur, la beauté calme les ardeurs et recentre la force vers un point d'équilibre qui maintient l'esprit à bonne distance du réel, au plus proche, mais à un atome d'écart. Atome salvateur ! Atome de sur-vie et de dérivation !
Voilà pourquoi, la beauté peut parfois apaiser et tenir en respect. Fruit d'Apollon et de Dionysos, elle fait oeuvre mais reste teintée de sublime. Entre les plis de l'harmonie, çà et là, se dissimule la sauvagerie de l'originaire. Le sacré n'est jamais loin, c'est-à-dire la vérité recouverte par le voile de la représentation.
Il est si difficile de revenir. Je suis plein de cette déroute esthétique majeure et me voilà plus insulaire que jamais ! Autant dire solitaire parmi des hommes et des femmes qui ne sont pas mes compagnons de déroute. Mais ce dont je parle fait signe vers l'indicible et indiscernable terrain des profondeurs dans lequel la solitude se confond avec la totalité des "choses" singulières qui vont et viennent, qui disparaissent à tout jamais. Splendeur d'un crépuscule de feu vécu au bord de l'abîme par un être réconcilié avec le Tout.