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DEMOCRITE, atomiste dérouté
22 mai 2012

Le syndrome de Robinson : la folie de l'existence


      Dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Tournier, Robinson soumis à la plus cruelle des solitudes écrit quelque part dans son log-book que ses pensées, ses rêves, ses images intérieures, tout ce qui peuple ses représentations n'existent pas. C'est que, condamné au repli dans la souille comme dans l'alvéole de la grotte, Robinson tente d'échapper à son infortune en s'immergeant dans les convulsions intimes de l'imaginaire et de la rêverie, en s'abandonnant à la lente régression dont l'activité psychique est capable pour supporter l'insupportable.

      Tout ce petit monde intérieur (idées, pensées, images, rêves, représentations, etc...) n'aurait d'autre fonction que de rendre acceptable ce qui ne l'est pas sur le mode d'un déni c'est-à-dire d'un retrait physiologiquement programmé. Ainsi aurait-on affaire à des éléments qui n'accèdent jamais au statut de l'existant mais qui « insistent » continûment dans la psyché, comme pour se substituer "au vrai monde". Cela veut dire que ce fourmillement intime serait doté d'une énergie invasive telle, qu'il se ferait passer pour la réalité, occupant la quasi-totalité de l'activité sensorielle et monopolisant la perception du sujet. La pensée est une activité insistante. Elle s'impose à la psyché comme une loi physique jusqu’à obséder l'esprit à travers des représentations persistantes. Il serait d’ailleurs utile de distinguer les pensées insistantes endogènes et celles exogènes, provenant du dehors. Nous y reviendrons. La pensée comme le rêve exprime dans tous les cas quelque chose du rapport au réel qu'aucun homme ne peut soutenir, a fortiori, celui qui, expérimentant l’isolement le plus effroyable, la solitude la plus radicale, se trouve dans l’obligation de faire face à l'implacable nudité de ce qui ne fait plus monde. L'homme seul, l’homme échoué sur son île, l'homme-Robinson a déserté les rivages de l'existence.

      "Ce qui insiste n'existe pas" écrit le naufragé dans son journal. "In-sistere, c'est se tenir à l'intérieur de" ; "ex-sistere, se tenir hors de". Mais le propre de ce qui insiste, c'est de pousser, de tendre, de chercher à exister, de chercher à devenir objet, de forcer le sujet à reconnaître la primauté de la représentation sur le réel. On comprend pourquoi, il est avantageux de se laisser glisser dans le sommeil et dans les songes de la nuit lorsque le rapport à la réalité devient intolérable. La plasticité, la mouvance des images, les flux et reflux de l'océan intérieur noient la volonté d'emprise du sujet et la soumet au grand fleuve de l'impermanence, dans lequel, abandonné et sans gîte, celui-ci fait un saut étonnamment qualitatif, au cœur d’une temporalité infinie délivrée du souci de l’existence.

      C'est précisément le défaut d’existence qui force Robinson à sortir de ses songes, à investir le peu d'humanité qu'il lui reste, à sauver sa peau de civilisé et à tenter d'administrer son île. En voulant exister à tout prix, Robinson exprime une folie d'un genre commun, une folie plus grande encore que celle qui le guette lorsqu'il s'abandonne à la méditation, lové dans la matrice insulaire. Cette folie est celle du grégarisme qui parle en lui et qui l'incite à faire taire la source féconde de l'imaginaire, à détruire une part de cette insistance archaïque qui le mène à une forme de vérité que son esprit ne peut endurer consciemment. L'insistance de cette étrange fécondité onirique se délite à mesure qu'il décide d'être, de se tenir hors de lui-même, au milieu des choses. Une part intime de lui-même s'efface d'autant plus qu'il entreprend de forcer la nature à devenir objet, conformément à ses plans. Dans une logique toute hegelienne, le gouverneur de Spéranza cherche à se reconnaître dans la domesticité qu’il élabore. Il renverse le chaos naturel de l’île. Il lui impose la loi de l’Homme, la loi de la culture qui le fait exister à mesure qu’il accomplit son œuvre de conquête.

      Robinson nous ramène à sa manière à la question cruciale de ce besoin d’existence et au paradoxe qu’il contient. Comment puis-je vivre tout en me tenant hors de moi-même ? Comment puis-je à la fois éprouver cette incroyable activité imaginative, cette filmographie incessante, cette surprenante créativité qui vibrent en moi et constituent ma vie intérieure et être inscrit dans l'existence au même titre que les objets ou les êtres qui m'entourent et qui conditionnent ma pauvre "identité" ? 

      A tout prendre, ce qui insiste me paraît bien plus enviable que ce qui existe. La constitution des objets, la croyance en l'existence des sujets, la dynamique de la reconnaissance relèvent de l’attitude paranoïaque. L’existence est une pathologie de la vie. L’insistance des forces intimes renvoie à la parole du corps, à l’expression idiosyncrasique d’une vitalité qui fait du vivre le seul critère souhaitable. « Notre plus glorieux chef-d’œuvre, écrit Montaigne, c’est de vivre-à-propos ». Vivre et non plus exister !

J'y reviendrai.

 

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Commentaires
R
C'est oublier les nécessaires nourritures. Terrestres. "Ce qui insiste" doit se nourrir, et si la filmographie incessante rebondit à des moments d'existences ponctuels, son moteur est la vitalité. <br /> <br /> <br /> <br /> Le corps étiolé donnera un film intérieur ralenti. La lenteur gouverne le non-existant. Sans l'existence, corps/désir/feu/vie/eau/nourritures, le monde intérieur devenu envahissement deviendra mollesse.<br /> <br /> <br /> <br /> L'ultra déploiement du monde insistant est une pathologie de l'existence.
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C
Il est de trop si on se croit extérieur au verbe "être".<br /> <br /> <br /> <br /> Or nous sommes "être".<br /> <br /> <br /> <br /> ( Mais "mes" mots ne sont qu'un moyen d'exprimer ce que "je" vois... et ce que "je" vois, ne concerne que "moi"... autrement dit, ce que "je" exprime n'a absolument aucune importance à vos yeux...que "moi" j'existe ou pas, que "moi" je parle ou pas, ne changera jamais rien à votre existence, à votre « vous »... ;-) )
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D
D'accord cher Cédric, mais le verbe être est encore de trop.
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C
Cesser d'être un Homme, pour enfin être de la vie.
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