De la singularité
Il est de bon ton de revendiquer, d'exprimer, de défendre sa singularité. Ce "gnangnan" pseudo-poétique s'inscrit dans les nouveaux programmes psychologisants visant à coacher l'individu, à l'affermir dans le maintien d'une identité censée être la sienne propre, à le propulser dans un processus de réalisation supposée. Ainsi, en déployant sa singularité, le sujet pourrait presque faire croire qu'il pense.
Ce beau mot de singularité s'est abîmé et, sous l'impulsion des nouvelles techniques de management, a perdu cette saveur antimétaphysique qui le constituait et lui donnait une tonalité déroutée, créative et intempestive.
La singularité est devenue le cache-misère d'une opinion d'autant plus creuse qu'elle repose sur un égocentrisme subjectif et sur un pathétique relativisme. Affirmer son être singulier, c'est être prisonnier du plus étroit des paradigmes psychologisants qui fait du sujet le centre inamovible de la vie psychique, avec ses sensations, ses perceptions, ses idées, ses représentations nécessairement singulières elles aussi. Et le tour est joué ! Car ce dogme bêtifiant à souhait pose sans même le savoir et sans la moindre distance critique, une adéquation entre une dimension philosophique - "les choses n'existent qu'une à une" (Deleuze) - et une dimension psychologique dans laquelle tout ce que vit le sujet est toujours singulier donc nécessairement justifié et digne d'intérêt.
La singularité se vautre dans le mirage halluciné du solipsisme et perd de vue l'essentiel, c'est-à-dire l'incapacité du sujet à l'auto- fondation. Sans doute la psychanalyse a-t-elle contribué à faire croire que le patient pouvait, par la cure, retrouver cette part manquante de son histoire et se restaurer lui-même dans une illusion démiurgique. Mais comme le dit Spinoza, "l'homme n'est pas un empire dans un empire" ; il ne peut se saisir lui-même sans interroger précisément tout ce qui déborde sa prétendue singularité, tout ce qui n'est pas lui et qui fait irruption jusque dans les profondeurs de sa psyché, brisant ses représentations apparemment "singulières", à savoir le réel.
On peut, avec Heidegger, soutenir que si "la science ne pense pas", le sujet psychologique, l'individualité psychanalysée prise dans les mailles de la cure (il ne s'agit pas de la théorie psychanalytique) ne pensent pas davantage car ils restent déterminés par le paradigme qui les constitue et dont ils ne saisissent pas l'impensé, c'est-à-dire le dehors. Aussi n'y a-t-il à ce niveau rien de plus commun, de plus grégaire, de plus ordinaire, de plus normal que de revendiquer une pensée et un être singuliers. Rien de plus commun, rien de moins singulier, en somme ! La posture relativiste est la plus répandue parce que, ne pensant pas, elle se contente d’opiner sous l’emprise d’une subjectivité totalitaire et introspective. Elle est la plus commune parce qu'elle repousse l'épreuve du réel, fascinée par les maîtres et les pseudo-singularités qui pensent pour elle et font barrage. Et partout des jobards pour flatter la dynamique subjective, la réalisation de soi, de sa « singularité » tout en les noyant dans l'esprit de troupeau !
Qui se souviendra que l'accès à la particularité (idiotès) procède d'une démarche antimétaphysique devant destituer non seulement la croyance en toute vérité permanente mais aussi l'illusion d'un sujet considéré comme élément nodal de la vie intérieure ? Pour le philosophe tragique, découvrir sa propre "idiotie", revient à penser l'impensé, l'originaire qui nous renvoie à notre essentielle pauvreté, à ce dehors qu'on appelle le réel et qui échappe à toute représentation, à toute doublure, à tout duplicata. C'est à ce titre que l'idée de singularité peut prendre sa dimension. La chose définitivement solitaire, l'agrégat éphémère et singulier que je suis puise ses racines donc sa radicalité dans l'innommable et dans l'infini, et non dans la commune naïveté des "emposteurs".