La nature du philosopher : l'exigence de vérité
Texte extrait du sens de la philosophie, Marcel Conche
Dans un très beau texte - Le sens de la philosophie - Marcel Conche note que la définition ordinaire du philosophe, celui qui aime ou désire la sagesse, est ambiguë et même vague, car rien ne la distingue de celle du sage. Le premier désire quelque chose qu'il ne possède pas, alors que le second désire ce quelque chose qu'il a (si toutefois la sagesse se possède) et qu'il éprouve déjà. Or, ces deux attitudes face à la vie ne sont pas nécessairement concordantes et bien souvent ne se recouvrent pas. On peut vivre une sagesse sans philosopher. On peut philosopher sans vivre de sagesse. Aussi, la définition entretient-elle une imprécision préjudiciable voire une confusion dans la représentation si on veut comprendre la nature du philosopher.
Le philosopher véritable se reconnaît au désir de vérité qui est la source féconde pour tout philosophe digne de ce nom, même si la vérité dont on parle ici demeure par nature inaccessible et par conséquent insaisissable. "La vérité est dans l'abîme" (Démocrite d'Abdère). Toute prétention à posséder la vérité ou à la saisir dans le cadre d'un système ou d'une idéologie particulière se trouve hors du champ philosophique en ce qu'elle manifeste une clôture ou un délire dogmatique dont l'implicite intention consiste à évincer le réel en imposant la tyrannie du sens et en imaginant par là une illusoire maîtrise sur les choses. Alors, comment comprendre cette vérité dont on parle ici ? Et que signifie ce désir très particulier ?
Il est possible, me semble-t-il, de répondre de deux manières, soit en interrogeant la vérité, soit en questionnant le désir (ce qui fera l'objet d'un autre article).
La première consiste à suivre la voie proposée par M. Conche, en partant de la vérité dont il est question pour le philosophe. Ce dernier "médite sous l'idée de vérité, en vue de tenir un discours vrai sur le réel dans son ensemble." Il faut ici entendre combien ce qu'on appelle le réel est une élaboration singulière, une création philosophique qui distingue les philosophes entre eux. Le réel de Platon n'est pas le même que celui d'Aristote ou de Kant et encore moins celui de Démocrite ou de Pyrrhon. Mais dans chaque cas, on trouvera, quelque part, dans un recoin souvent dissimulé de l'élaboration, une place laissée à un inconnaissable, à un principe dont la source est vacante, ce que l'auteur de l'Aléatoire appelle un "introuvable". Si toute pensée philosophique n'épuise pas la catégorie du réel, c'est que le fond obscur du philosopher s'enracine dans un "scepticisme inéluctable" qui rend possible une pluralité de philosopher. Il n'est pas de philosophe qui ne se heurte d'emblée au scepticisme. Il n'est pas de geste philosophique qui ne soit, de près ou de loin, lié à cette intuition majeure que la vérité n'est pas une chose mais un effort, un cheminement, un laborieux et difficile itinéraire que rien ne garantit jamais.
A mieux y regarder, il n'est même pas évident que le criticisme kantien, le rationalisme cartésien, l'idéalisme hegelien puissent se reconnaître en tant que systèmes philosophiques sous cette définition conchienne du philosopher tant la croyance au sens, la place laissée à Dieu ou à l'Idée absolue, donc à des éléments appartenant au religieux et à la transcendance participent de leur élaboration du réel. Ce mixte, ce composé entre une dimension rationnelle, même remarquable, et cette croyance inconditionnelle au sens réduit la portée d'un philosopher véritable dégagé de toute illusion anthropocentrique. Force est de constater que sur ce point, tous les philosophes ne se valent pas. Le rapport originellement troué du philosophique au réel peut déclencher une irrépressible tentation chez certains de recoudre la faille et de la combler en identifiant la vérité éternelle à Dieu (Descartes) ou le réel à la Raison (Hegel). Autant dire que le rapport initial à l'intuition première n'est pas assumé de la même manière chez les uns et les autres. Les philosophes qui n'ont pas cherché à défaire le scepticisme ou à le surmonter, comme Montaigne, Nietzsche ou Rosset plus récemment, ont maintenu ce lien essentiel à l'énigme fondatrice qui rend possible et entretient un cheminement philosophique dans l'ouvert.
De fait, se pose le problème de savoir ce qu'il y a de commun entre ces hommes dont on dit qu'ils sont philosophes et qui se contredisent sans cesse. C'est que, malgré leurs divergences - et elles sont nombreuses - ils philosophent "sans concession" selon le mot de Périclès et disent ce qui leur paraît vrai, "en cherchant la vérité tout entière" (Platon), non pas en accumulant des savoirs, mais en inspectant tout ce qui, dans le réel, ne va pas de soi et mérite d'être questionné. Cette exigence est de nature métaphysique car elle place le philosopher dans un rapport à une étrangeté primordiale, séparation primitive qui prive la pensée d'une part de son "dire", mais qui l'anime à partir d'une intuition première engageant chacun dans cette exigence. L'exigence de vérité a donc à voir avec le constat douloureux d'un divorce entre la pensée et le réel, d'une fracture qui laisse planer un doute sur la signification de toute chose et sa réduction à toute forme d'unité absolue. De ce divorce, de cet irréconciliable surgit la dynamique du philosopher. Et cela, tous l'ont en partage malgré leurs extrêmes divergences et leurs rapports plus ou moins contrariés à cet "introuvable" menacé de disparaître comme référent essentiel (réel) sous la fascination hypnotique exercée par l'Idée.
Remarquons au passage que la multiplicité des réels philosophiques ne peut se comprendre que parce qu'aucun philosopher n'est en mesure d'annuler, de détruire ou de démontrer la fausseté d'une métaphysique adverse. Kant n'a pas envoyé Epicure aux oubliettes. Pascal n'a pas éradiqué le scepticisme de Montaigne. Nietzsche n'a pas, malgré ses efforts et ses arguments, balayé la métaphysique de Schopenhauer. Tous disent quelque chose du réel tel qu'il leur apparaît.
Le paradoxe de la vérité du philosopher est qu'elle ne peut se déprendre du régime des apparences au sujet du réel. Comment l’exigence de vérité pourrait-elle seulement s’accommoder de ce qui apparaît à un sujet philosophant ? L’apparence ne constituerait-elle pas le point d’achoppement sur lequel bute constamment le désir de philosopher ? C’est là qu’il conviendra d’interroger ce désir tout à fait particulier.
A suivre