Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
DEMOCRITE, atomiste dérouté
19 décembre 2013

Jusqu'où philosopher ?

 

 

        L'écriture et l'expression philosophiques sur un blogue sont problématiques lorsqu'on est soi-même professeur de ladite discipline. C'est que le mot, le signifiant -professeur de philosophie- résonne d'une tonalité, d'une charge, pour le moins, encombrante. J'ai, dans le temps, consacré un article à ce phénomène hypnotique, ayant constaté à maintes reprises dans ma vie, combien le regard et la posture de l'autre pouvaient se transformer radicalement à la seule évocation de ma fonction. Le pouvoir intériorisé du signifiant opère magiquement et génère dans certain cas, chez l'interlocuteur, une conduite de minorité qui n'est pas sans rapport avec la croyance malheureuse en une infélicité naturelle. C'est là son problème, non le mien. Qu'il s'en débrouille car, pour ma part, je ne tire nulle gloire ni prétention particulière de l'exercice de mon métier, a fortiori dans un monde dont l'obsession consiste à promouvoir la réussite par l'argent, le consumérisme outrancier et la croissance. L'enseignement n'est pas la valeur de ce monde et la philosophie encore moins !  

        Ce blogue n'est d'ailleurs pas, fort heureusement, le fait d'un professeur mais d'abord et surtout une interface au service d'un philosopher dont la source est ailleurs. Il y a du jeu entre la fonction imposée par le métier et la vitalité réellement philosophique qui est mienne, celle qui se déploie bien loin des salles de classe, avec des amis, dans des lieux spécifiques, ou seul, à l'occasion de méditations et d'inspirations singulières. C'est là que je sens vibrer mon exigence intérieure de vérité, celle qui rencontre mon expérience vitale, mon rapport intime au réel, inconnaissable et insaisissable.

         Certain(e)s s'offusquent de ce qu'ils ou elles lisent ici et m'attribuent je ne sais quel pouvoir de nuisance, une dangerosité sans doute liée au fait que je contreviens à leurs attentes ou à leur besoin de croire en la philosophie, d'adhérer inconditionnellement à la liberté, aux dogmes des Lumières, à l'idéologie du progrès, au positivisme ou aux livres. Ils croient déceler chez moi un nihilisme décadent, une volonté d'en découdre sur le mode de la provocation rageuse. Ils veulent du sens et confondent philosopher et religiosité. Le fétichisme du livre en est l'expression récente la plus tangible : mythologie, ritualité et sacralité sont les signes du religieux, signes qui ont recouvert la philosophie - cette idole - la privant de sa source  : l'étonnement devant l'insignifiance du monde. Or, pour véritablement lire un livre, il faut d'abord détruire le fétiche et rendre conscient le besoin ou le type de forces qui me porte vers cet objet singulier.

           "On mesure l'intelligence d'un homme à la dose d'incertitude que son esprit est capable de supporter", écrivait Nietzsche. Jusqu'où sommes-nous capables d'aller ? Personne ne nous contraint. Mais c'est là ce que j'appelle "l'exigence de vérité" qui est de nature philosophique. De quelles forces disposons-nous pour affronter nos chimères et nos points d'ancrage, nos crispations imaginaires et nos besoins ? Peut-être est-il scandaleux qu'un professeur puisse interroger la nature de sa propre discipline, se désolidarisant en apparence de ses pairs et des "maîtres" enseignés à ses élèves ? Ce serait ne rien comprendre à la nature du philosopher. Lorsque l'historien critique l'histoire, il se sépare de son objet et construit une distance philosophique. Même chose pour le mathématicien, le biologiste etc. Mais lorsque le philosophe critique la philosophie, il ne s'en sépare pas, car cet effort est proprement philosophique. Quelles sont alors les résistances qui nous empêcheraient de construire cette critique pour peu qu'elle interroge sérieusement les conditions de l'exercice ? 

        Il n'y a pas à courber l'échine devant les philosophes ou à pratiquer de l'autoflagellation intellectuelle. Même "l'Immortel Emmanuel Kant" (comme disait mon ancien professeur de philosophie générale) a reculé devant le scepticisme en cherchant à sauver la raison à partir de cette géniale mise en scène du tribunal de la raison. La raison doit découvrir en elle-même sa propre incapacité. Oui, mais elle est juge et partie, législatrice et victime, autonome et accusée. Quelle incroyable somme de contradictions ! Le tour est joué, la critique qui examine le pouvoir de connaître n'interroge jamais les motivations de la connaissance. C'est pourquoi, elle conduit à limiter les exigences métaphysiques sans jamais questionner le besoin de vérité et le besoin qui anime la raison. Le paradigme est sauf et c'est tout ce qui compte car avec lui demeure la féconde illusion du sens qui sauvera du même coup l'homme du tragique. Voir sur ce point les remarquables pages de Deleuze dans son Nietzsche et la philosophie (Nietzsche et Kant p.102 et p.108, PUF). C'est que le philosophe de Königsberg éprouve une allergie insupportable pour l'acosmisme et la vision d'un univers non réglé à la manière des atomistes. Il faut sauver la religion, l'âme, Dieu et la morale. Sur ces points, il n'est plus philosophe et devient, à son tour, dogmatique ! 

        Sans le retour à l'originaire, il n'y a pas de philosopher, il n'y a que des constructions pseudo-philosophiques qui meublent l'esprit et le rassurent le tenant à l'écart de la source, autant dire hors de l'énigme qui pousse à philosopher. L'énigme est en nous et ne se peut résorber. Une fois découverte, "l'animal métaphysique ne cesse plus de s'étonner", comme le note Schopenhauer, et de rugir dans un effort toujours renouvelé !  

 

Publicité
Publicité
Commentaires
E
Bien d'accord avec ces considérations, merci pour votre éclairage.<br /> <br /> En effet, la science ne peut saisir le Tout. Elle reste surtout aveugle à ce point de réfraction, ce clinamen mystérieux, qui permet l'observation de type schopenhauerien.<br /> <br /> Elle n'est que le fer de lance de la Volonté, instrument que celle-ci se donne pour chercher et mettre en place des conditions optimales pour son autoperpétuation.<br /> <br /> Elle pense, mais ne réfléchit pas, pour paraphraser le mot célèbre.<br /> <br /> Vus dans cette perspectives, ses efforts héroïques sont pathétiques.<br /> <br /> C'est la réflexion que je me faisais, en lisant dernièrement cet article :<br /> <br /> <br /> <br /> http://www.automatesintelligents.com/echanges/2008/dec/conscience.html<br /> <br /> <br /> <br /> Ces savants, capables de pensées si ardues, que diraient-ils à la lecture des intuitions du jeune Arthur ? Ils hausseraient les épaules ? Pourtant, qui peut le plus peut le moins, non ?<br /> <br /> Pour l'instant, l' Homme semble être ce bipède sans plumes qui a hérité de la bévue des volatiles. La conscience philosophique est une occurrence minoritaire. Elle n'en reste pas moins un triomphe, et, qui sait, une lueur d'espoir. Parions sur la théorie du cygne noir !
Répondre
D
Merci Ella pour cette contribution. Si la neurobiologie nous donne un modèle de l'infrastructure, celui-ci est précieux pour nous rappeler que le macrocosme est déterminé par le microcosme. Cela dit, entre l'inférieur et le supérieur (qui ne sont pas des catégories morales ici), il n'y a pas qu'une différence d'échelle ; il y a des propriétés émergentes qui interdisent tout réductionnisme. Aussi, il me parait difficile de ramener l'abîme de la connaissance au "neurone" comme à n'importe quelle découverte scientifique. La conscience ne se heurte pas à ses neurones. Elle se heurte au réel qui est l'inconnaissable et qu'aucune science ne peut saisir, le réel étant le Tout de la réalité.<br /> <br /> L'énigme philosophique est donc bien plus rude que celle qui consiste à s'étonner devant un amas de molécules qui ne constitue qu'un modèle scientifique, donc une volonté d'emprise et de contrôle de la nature. La question finale que vous posez relative à l'étonnement est toute schopenhaueurienne : pourquoi la conscience peut-elle parfois s'arracher au vouloir vivre aveugle et se retourner pour penser sa propre insignifiance ? Reconnaissons avec ce bon Arthur que toute conscience n'est pas philosophique alors que toute semble être le fruit de l'activité neuronale. Aucune neurologie ne réduit ce mystère.
Répondre
E
Bonjour, Démocrite<br /> <br /> Tout à fait d'accord avec votre billet. <br /> <br /> Le public attend aujourd'hui du professeur de philo ce qu'il attendait jadis du curé : du sens, des certitudes et de l'espoir. <br /> <br /> Par ailleurs, le professeur n'a pas à adhérer à tout ce qu'il enseigne. Il n'est pas un VRP, il transmet simplement un corpus de savoirs.<br /> <br /> <br /> <br /> Je pense, pour ma part, que l'avant de toute pensée et l'abîme de toute connaissance est le neurone.<br /> <br /> <br /> <br /> http://www.youtube.com/watch?v=2lG0LmHMzNU<br /> <br /> <br /> <br /> Quand on réalise que l'on n'est que le résultat du fonctionnement autonome de ses neurones on est comme foudroyé. Dès lors, la seule liberté qui reste est de s'étonner de l'insignifiance d'une vie faite d'un simple bourdonnement de molécules. <br /> <br /> Mais du coup, le philosopher débouche sur un mystère supplémentaire : pourquoi l'étonnement ? d'où vient-il ? C'est comme si quelque chose au sein de la nature s'étonnait du fait que tout n'est rien d'autre que nature !<br /> <br /> Ca alors ! L'abîme qui se perd dans l'abîme !<br /> <br /> <br /> <br /> Bien à vous, meilleurs voeux !
Répondre
G
Philosopher c'est vivre d'abord l'ébranlement de l'originaire, avant toute pensée, laquelle se voit déstabilisée, et en second temps peut-être fécondée par le tracé lapidaire et fulgurant de la foudre. Hors de quoi toute pensée n'est que construction controuvée et fallacieuse.
Répondre
D
Cher David, tu soulèves de bien difficiles questions qui mériteraient chacune un article. Quelques éléments de réponse : <br /> <br /> <br /> <br /> 1 ) Si tu te places du point de vue du réel, alors les distinctions entre existence et vie n'ont plus guère d'importance. C'est le point de vue du Tout de la réalité qui démystifie le langage et ses chimères. Alors je te rejoins et d'ailleurs, bon nombre d'articles de mon blogue vont dans ce sens. <br /> <br /> <br /> <br /> Si tu te place du point de vue relatif, alors la distinction entre vivre et exister devient essentielle car si ce dernier s'articule aux conditions d'apparition du sujet pris dans le jeu social et mondain de l'ex-sistence, le premier s'origine dans ce "jeu de forces pures, auxquelles nul ne touche" dont parle Rilke. Le "vivre" a à voir avec l'infrastructure organique qui rencontre les puissances déliées du réel. <br /> <br /> A ce niveau, la distinction prend tout son sens, une tonalité métaphysique entièrement immanente que le sujet rencontre dans des intuitions poétiques, esthétiques d'une intensité crépusculaire et féconde loin de ce qui détermine l'existence. <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> 2 ) L'expérience de l'originaire est une source qui brise la continuité continentale et territoriale de la pensée creusant un sillon vers l'abîme où se noie toute vérité. Cette source n'est pas extérieure au philosopher mais ce qui permet de lier le questionnement au réel insaisissable, ce qui sépare tout discours de sa tentation de recouvrement par le sens. Je n'y vois donc pas une extériorité mais une fracture permettant au sujet de poser l'exigence de vérité dans un rapport au réel. Condition première sans aucun doute. <br /> <br /> <br /> <br /> Cela dit, force est de constater que certains, découvrant cette source, l'ensevelissent immédiatement en la noyant sous des monceaux de significations, la tentation religieuse par excellence. C'est ici un problème psychique plus que philosophique. A quelles conditions sommes-nous capables de penser ce qui échappe à toute connaissance et qui nous laisse hagard devant l'énigme ? Comment accepter que le monde est une illusion et que le réel est insignifiant ? L'angoisse pascalienne est, à mon sens, révélatrice de cette expérience et de ce recul devant l'insignifiance, Dieu devenant le refuge et la foi, le moyen d'être sauvé du néant qui nous constitue.
Répondre
D
“…<br /> <br /> - Mais pour nous l’existence est encore enchantée ; à cent<br /> <br /> Endroits elle est encore origine. Un jeu de forces pures, <br /> <br /> Auxquelles nul ne touche, s’il ne s’agenouille et admire.<br /> <br /> - Des paroles frôlent encore de très près l’Indicible…<br /> <br /> Et la musique, toujours nouvelle, jaillie des pierres les plus frémissantes, <br /> <br /> Bâtit dans l’espace inutilisable sa maison divinisée.”<br /> <br /> <br /> <br /> Rilke, Sonnets à Orphée, II, x.<br /> <br /> <br /> <br /> Voilà pourquoi je faisais référence à R.M. Rilke... <br /> <br /> Existence ou Vie... Ces mots ne disent rien - ou incomplètement du moins - à eux seuls de ce à quoi ils font référence, référence qui les déborde de toute part ; en plus ils trainent avec eux des connotations qui lestent la réflexion.<br /> <br /> En effet, qu’est-ce qu’un mot sinon qu’une figure figée ? Oui on pourrait se satisfaire de quelques définitions ou intensions bien claires et bien ficelées mais celles-ci prétendraient-elles pouvoir couvrir toute l’extension mouvante et infinie de l’existence, de la vie ?<br /> <br /> <br /> <br /> Philosopher/Philosophie.<br /> <br /> Oui tu as raison, j'ai glissé de philosopher à philosophie mais la limitation à laquelle j'aspire demeure la même.<br /> <br /> Enfin, l'expérience de l'originaire est-il encore de l'ordre du philosopher ou plutôt son extérieur, son altérité décisive et irrémédiable... mais conditio sine qua non néanmoins ? Je n'ai pas la réponse...<br /> <br /> <br /> <br /> Amitiés sceptiques.<br /> <br /> <br /> <br /> David
Répondre
D
C'est une joie de te trouver ici, cher David,<br /> <br /> <br /> <br /> L'enjeu est moins territorial qu'intérieur. Ce n'est pas la philosophie qui compte ici mais le "philosopher" c'est-à-dire l'attitude qui porte un rapport à l'exigence de vérité. En ce sens, je te rejoins sur la notion d'existence que je remplacerais par le "vivre", interrogeant par là davantage nos forces propres, celles qui nous poussent à la lisière du réel (l'existence étant arrachée au vivre par la conscience de soi et le rapport aux autres).<br /> <br /> Amitiés atomistiques
Répondre
D
Jusqu'où philosopher ?<br /> <br /> Sur ce déictique "où" interrogé : <br /> <br /> Qu'il s'agisse d'un "lieu", d'une "région", au sens figuré du terme, ou d'une limite, de la limite... je plaide pour qu'il s'agisse de la limite même de la philosophie. Ceci afin que la philosophie ne sorte pas de ses propres champs et évite ainsi la tyrannie dont elle fut -est- capable: juge et tribunal de toute chose, du passé comme de l'avenir, de l'être comme du devenir... <br /> <br /> Cette limite, d'où advient-elle ? Sinon de l'existence elle-même qui résiste tant à la conceptualisation objectivante qu'à la catégorisation figeante. Bien que bien que... la philosophie garde son mot à dire, si elle accepte qu'elle n'encerclera pas, n'épuisera pas, et ne résoudra pas le sujet et toutes ses interrogations. <br /> <br /> <br /> <br /> [j'ai dit existence plus en référence à R.M. Rilke qu'à l'existentialisme et qui me paraît, chez lui, non étranger à l'originaire; ici la question de mot est secondaire]<br /> <br /> Amitiés philosophiques.
Répondre
G
Excellente mise au point. Je souscris sans réserve aux termes de cette analyse, et lutte, de mon côté, avec énergie, pour sauvegarder le rapport dérangeant et fécond à la source inexprimable.
Répondre
Publicité
Newsletter
Derniers commentaires
Publicité