Je parle donc je délire
Philosopher, c'est devenir funambule, marcher sur la corde (funis) tendue au-dessus de l'abîme découvert par l'effritement de la représentation. Tout problème philosophique commence et s'achève avec le langage, avec le pouvoir intériorisé de la fiction qui donne à l'homme son seul moyen d'investir le monde, de coloniser la nature grâce à la structure guerrière du symbolique. Car, c'est d'une guerre que procède la nécessité de parler, de s'adresser aux autres hommes : la guerre infligée par la dynamique de la vie au milieu d'un Tout sans borne qui aura, quoiqu'on en dise, toujours le dernier mot.
Le langage est la grande fabrique de l'ontologie, de la substance, de la réification donc de la structure hallucinatoire de notre mode d'appréhension de la réalité. Si je parle du pouvoir, de l'amour, de l'amitié, de la liberté, de la paix ou de la guerre, je ne peux qu'adhérer spontanément à des existants imaginaires, à des référents qui font signe vers des choses toujours vacantes. Le pouvoir n'existe pas, l'amitié pas plus et la paix pas davantage. Nous ne savons pas ce que nous nommons. Tout au plus, comme Pascal l'a si bien montré, nous nous réfèrerons à la pesanteur de la coutume et des mœurs pour nous donner le sentiment qu'il y a quelque chose qu'on appelle la justice, la liberté ou l'esprit. Mais la chose manque depuis toujours alors même que la fiction produit des effets incontestables dans le réel. C'est là toute la force du délire qui contraint l'animal humain à redoubler le réel pour s'y adapter (Rosset).
Les islamistes d'aujourd'hui tuent, massacrent, exterminent précisément pour ... rien, comme il n'y a pas si longtemps les catholiques, protestants et autres fanatiques. « Dieu est une hallucination sonore » (Cioran) comme toutes ces choses que nous faisons exister dans notre esprit et que quelques sensations, sentiments paraissent confirmer pour la seule raison que nous ne parlons que de nous et de notre besoin de faire monde. Que dieu produise des effets, c'est malheureusement évident comme toutes les superstitions et les croyances. Mais subrepticement, cette croyance en dissimule une autre, plus massive, plus redoutable, plus définitive et insurmontable parce qu'universelle, c'est l'adhésion inconditionnelle aux signes. La véritable divinité des hommes, c'est le langage : Au commencement était le Verbe ! Voilà l'idole suprême, le fétiche, le trésor qui apaise l'angoisse en nous plongeant dans l'univers magique du système symbolique. Le langage est le seul véritable dieu car le langage, c'est l'homme et son irrépressible besoin de céder à "l'illusion grammaticale".
Les islamistes de Daesh nous rappellent à nos propres capacités délirantes, au vertige qui nous prend lorsqu'on pressent confusément qu'il s'agira pour nous d'opposer des valeurs à la folie de leur conduite, autant dire d'autres fictions, certes moins néfastes, moins violentes, moins agressives mais tout autant imaginaires. L'égalité homme-femme, la fraternité, la liberté démocratique ne convaincront jamais un "fou de dieu" parce que rien ne pourra jamais démontrer qu'il a ontologiquement tort. Nous ne nous battons pas pour ce qui est mais pour ce que nous disons, pour les constructions chimériques que nous défendons et qui nous donnent le sentiment fallacieux d'échapper à la folie.