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DEMOCRITE, atomiste dérouté
7 juillet 2011

Misrahi, penseur de la liberté

 

             Il y a peu, j’ai assisté à une conférence donnée par Robert Misrahi bien connu des philosophes pour ses études sur Spinoza. Notre homme, d’un grand âge (85 ans) et d’une belle clarté d’esprit intervenait sur l’éthique de la joie proposant un eudémonisme jovial basé sur une triple conversion du sujet.

Ces trois conversions, à soi, à l’autre et au monde (nature) seraient susceptibles, de modifier, notre rapport au réel dans une perspective phénoménologique et d’augmenter notre puissance d’agir selon la formule de Spinoza.  La conversion est cette possibilité de faire retour vers soi dans une attitude réflexive à la manière du prisonnier de la caverne de Platon, décidant de se détourner des illusions de l’ancien monde. Ce radical changement d’orientation,  balayant le régime saturé et idéologiquement ancré des déterminismes de toute farine, débute par la prise de conscience de la liberté propre du sujet, de la puissance de création de l’esprit humain, de la manière dont nous donnons du sens aux choses (notre vision du monde) et des passions tristes qui gouvernent nos existences.  L’usage du terme « conversion » est délibérément provoquant dans la bouche d’un athée convaincu mais il indique la possibilité d’un arrêt puis d’un retournement vis-à-vis de nos habitudes de penser, un peu à la manière dont Krishnamurti suggère une révolution du silence par un acte d’auto-observation et d’arrachement immédiat à toute forme d’emprise idéologique. C’est qu’il s’agit de déployer la puissance inventive du désir et d’interroger grâce à l’attitude réflexive de l’esprit la nature de  nos consentements, l’origine de nos aliénations multiples dont nous serions d’ailleurs essentiellement responsables et complices.  

Cette radicalité n’a pas manqué de susciter des réactions d’une virulence stupéfiante comme si l’idée  d’une libération du sujet par le sujet lui-même était proprement scandaleuse. Quid des déterminismes sociaux, économiques, psychologiques, inconscients ? Le vieux  philosophe, traité ouvertement de gourou, de chef de secte a mis le doigt tout à fait volontairement sur le paradigme de notre civilisation et sur une partie de ses impensés : c’est qu’une philosophie de la création, donc de la liberté est proprement inadmissible, insupportable dans un monde gouverné - en acte - par l’impuissance économique,  par la lâcheté politique, la corruption et l’apprentissage dans l’école de la servitude volontaire et - en paroles – par la "religion déterministe" (avec ses prêtres et ses gourous, les psychologues, sociologues, psychanalystes et autres experts supposés savoir) qui accompagne ces pratiques de la tristesse généralisée et du triomphe du pouvoir. Dire que le sujet consent soit par ignorance soit par confort immédiat à la plupart de ses aliénations suscite une rage et un ressentiment qui pourraient donner raison au philosophe. Il n’est pas impossible que chacun soit renvoyé à ses compromissions,  à ses renoncements, aux passions tristes dont il est aisé de s’accommoder.  Le régime dramatiquement extensif de la dépossession, c’est-à-dire de l’impuissance est le meilleur atout pour l’accroissement intensif du pouvoir et des divisions qui l’accompagnent, à la fois dans le corps social comme dans la psyché.

Que la sociologie ou la psychanalyse s’imagine participer à l’émancipation des peuples et par là se substituer à une éthique a de quoi interroger le philosophe. L’analyse de l’institution et le renvoi désespéré du désir à la part supposée manquante constituent comme tout le reste, des représentations dont le versant négatif est aisément repérable. Le déterminisme sociologique peut tout justifier jusqu’à l’effacement de toute décision ; la psychanalyse elle-même peut renvoyer indéfiniment le sujet au chapitre censuré de son histoire qu’aucun langage ne peut réellement présentifier, analyse sans fin perdue dans un désir que rien ne vient combler en vérité.

J’avoue avoir été surpris par l’audace avec laquelle Robert Misrahi a incité le public à envisager, ne serait-ce qu’un instant, un changement radical de paradigme, une révolution mentale consistant à poser, hors de toute détermination antérieure, la possibilité d’un geste créateur  tel qu’il peut avoir lieu dans l’art mais aussi dans le monde politique et social sous la forme de la grève, de la désobéissance civile, de la résistance à l’oppression.

En réalité, ce n’est pas que l’idée de liberté soit insupportable (tout le monde y trouve son compte même si tous ignorent  de quoi il s’agit) mais que le désir puisse trouver le chemin d’un relatif accomplissement non plus sous la modalité du manque et des chimères idéalistes qui l’entretiennent mais comme puissance capable de rompre les amarres avec les divinités secrètes de notre temps,  voilà le scandale véritable.  Le déterminisme généralisé est la nouvelle idole qui épuise les sujets et aliène leur ressource à un grand autre, marque indélébile et indépassable de la figure haïssable du « on ».

J’avoue que cette petite leçon de liberté déployée dans une veine toute spinoziste ne fut pas pour me déplaire, ne serait-ce que pour le spectacle réactif qu’elle déclencha dans la salle.

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Commentaires
N
Hervé a raison, quand R. Misrahi parle de désir, dont il tord le sens de manière totalement confuse, il ne fait en réalité que ressusciter le libre arbitre en lui attribuant un autre nom. <br /> <br /> <br /> <br /> Parce que de 2 choses l'une :<br /> <br /> - soit le "désir" est un évènement résultant de causes et produisant des effets (doctrine de Spinoza)<br /> <br /> - soit le "désir" est un truc magique qui produit des effets à partir de rien, violant ainsi les lois de la Nature.<br /> <br /> <br /> <br /> Le problème majeur de cette seconde alternative, c’est qu'elle est totalement sortie du chapeau dans le seul but sauver la "liberté" telle que nous la fantasmons. C'est une réflexion irrationnelle.
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D
Merci à tous pour ces passionnantes réflexions. j'ai proposé quelques éléments de réponse dans un nouvel article consacré à l'esprit de Spinoza.
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T
Il y a Spinoza, et il y a les spinozistes. Ces derniers défendent mordicus un système : une machine à répondre spinozistiquement à tout (en particulier aux attaques contre le système spinoziste). Spinoza, c'est une pensée SINGULIERE (comme toute grande philosophie). Une pensée singulière s'enracine dans une intuition première. L'intuition première est beaucoup plus forte que les discours que le philosophe produit sous le coup (le choc) de son intuition première. Où trouve-t-on cette dernière chez Spinoza? Exactement ici : "Nul ne peut avoir le désir de posséder la béatitude, de bien agir et de bien vivre, sans avoir en même temps le désir d'être, d'agir et de vivre, c'est-à-dire d'exister en acte" (Ethique, IV, 21). Relire, attentivement, cette proposition : elle place à la base de toute sagesse un émerveillement pour le fait d'exister. Que l'existence ait un attrait propre, et même irrésistible, voilà la base. Tout le reste n'est que déduction sur cette base : Substance, attributs, modes, connaissance de divers genres et que sais-je? <br /> Une petite remarque sur la "cause qui possède une force merveilleuse" dont parle Socrate dans le Phédon (99 c). C'est également une intuition première, une pensée choc. Je n'ai jamais rencontré de commentateur de Platon qui l'éclaire vraiment (certes, je suis très loin de les avoir lus tous!). Et pourtant, le passage est assez clair. Socrate vient de montrer les déficiences du système du monde d'Anaxagore. Par quel côté s'effondre ce système (nous allons retomber sur nos pieds et retrouver le thème déterminisme/liberté)? Il ne rend pas compte d'un Socrate, assis dans sa prison, ayant choisi d'y rester, plutôt que de s'enfuir. <br /> Passons sur les détails, tous passionnants à analyser. Le point crucial, c'est qu'il puisse EXISTER quelqu'un qui fasse des choix que rien au monde ne peut expliquer (ainsi Socrate, choisissant en toute sérénité, sur la base de raisons qui ne viennent que de lui, sa condamnation à mort). La "force merveilleuse" est celle qui permet que vienne au monde un Socrate. Rien ne pourra jamais l'expliquer (aucune volonté divine en particulier, ce qui fait que l'on n'est pas ici dans un domaine religieux). On peut juste expliquer par les lois du monde, de la physique ou de la biologie, que naissent des êtres humains en général. Mais pas un Socrate. C'est exactement dans le creux de cet inexplicable que se glisse la liberté. <br /> Pour finir, ce qu'exprime la joie d'exister, c'est l'émergence (inexplicable) de possibilités inattendues (pourquoi pas une sagesse?) dans la seule circonstance d'exister. Ce point peut paraître subtil, mais je crois qu'il est à la base de toute philosophie. Toutes mes excuses, Démocrite, pour les longueurs.
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H
Parti trop vite : "... toutes les difficultés liées à l'amour intellectuel de Dieu selon Spinoza..."
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H
L'amour intellectuel de Dieu n'a pas grand chose à voir avec l'élévation de l'âme vers le Bien chez Platon. <br /> D'abord parce que, comme vous le soulignez, le type ou la bonne femme spinoziste est un mode de la substance divine, il n'y a donc pas élévation vers un principe transcendant.<br /> Vous ne trouverez pas non plus de formule ascétique chez Spinoza comme dans le Phédon, cf le célèbre "Philosopher c'est apprendre à mourir", c'est-à-dire à séparer l'âme du corps.<br /> <br /> Être libre pour Spinoza, c'est agir selon la nécessité de sa nature. Je suis en servitude lorsque ma force propre est surpassée par des causes extérieures. Cf la proposition III de la quatrième partie de l'"Ethique" :<br /> "La force (vis) par laquelle l'homme persévère dans l'existence (in existendo) est limitée, et elle est surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures".<br /> Il y a donc des causes à ma force propre qui permettent ma liberté et des causes extérieures qui la contrarient.<br /> <br /> L'amour intellectuel de Dieu ne nécessite nullement de sortir de son statut de "type ou de bonne femme spinoziste mode de la Substance".<br /> <br /> "La puissance qui permet aux chose singulières, et par conséquent à l'homme de conserver son être, est la puissance même de Dieu (...)" , est-il dit dans le début de la démonstration de la proposition IV de la quatrième partie de l' "Ethique".<br /> <br /> Adoncques, très schématiquement :<br /> <br /> - Plus je comprends ma propre puissance, plus je comprends Dieu comme la puissance dont découle la mienne et réciproquement, <br /> <br /> - Or, l'amour est la joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure, <br /> <br /> - Donc, plus j'affirme ma propre puissance, plus je suis joyeux, plus je comprends Dieu comme la cause de ma puissance, plus j'aime Dieu.<br /> <br /> Une étude intéressante et détaillée essayant de débroussailler toutes les difficultés liées se trouve sur le blog de Denis Collin :<br /> http://denis-collin.viabloga.com/news/spinoza-et-l-amour-intellectuel-de-dieu
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F
Spinoza ne m'a jamais semblé être un parangon de rigueur conceptuelle, encore moins un maître de désillusion. <br /> <br /> Concernant les passions tristes et leur prétendue nocivité sur la puissance d'être, le bonhomme était bien placé pour savoir combien, au contraire, elles gonflent et avivent chez les individus seuls, en bande ou en foule, leurs capacités de nuisance. Rien de plus persévérant qu'un humain animé de ressentiment — tout joyeux de satisfaire son conatus de vengeance. Comme le sot, la brute ne se repose jamais. <br /> <br /> Concernant la liberté, comment ne pas voir que Spinoza fait montre d'une sorte de platonisme ? Même dialectique ascendante. Même ciel à conquérir. Tout comme le philosophe platonicien se déprendra des beaux corps pour ne considérer que l'idée de beauté corporelle et, in fine, pour ne chercher à ne contempler que l'Idée du Beau tout court et tout pur, le sage spinoziste, usant de son entendement réformé (?), se détachera des biens matériels, sources de plaisirs réels, certes, mais vulgaires, pour s'élever vers la connaissance des objets de la raison et, là encore, in fine, atteindre à la béatitude, c'est-à-dire à la connaissance intellectuelle de Dieu ou de la Nature. <br /> <br /> La question que je me pose, et qui semble échapper aux spinozistes, est de savoir comment le soi-disant négateur de la volonté parvient à légitimer une démarche de salut personnel chez un type ou une bonne femme — pardon, un mode de la Substance — dont il a pris soin au préalable de souligner toutes les déterminations, toute la "servitude", selon ses termes. Par quel tour de passe-passe ce qui est déterminé, le magma passionnel, se détermine soi-même pour transformer sa nature "modale" ? Ou les modes sont les modes. Soit. Je comprends. Ou les modes peuvent n'être plus des modes. Auquel cas, je me gratte la tête pour savoir à quelle mystérieuse providence ressortit pareil miracle.
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H
Il est douteux que Spinoza pensât convertir les porteurs de passions tristes par une exhortation philosophique. De nombreux passages du "Traité de l'autorité politique", les précautions qu'il a prises pour diffuser ses œuvres tendraient plutôt à montrer le contraire. L'espoir ne trouvait pas non plus grâce à ses yeux, comme en atteste la proposition XLVII de la quatrième partie de l'"Ethique" : <br /> "Les sentiments d'espoir et de crainte ne peuvent être bons par eux-mêmes."<br /> <br /> Plus largement, si la philosophie peut quelque chose pour quelqu'un, ce qui reste à établir, c'est très probablement à la manière du médecin impitoyable qu'il faut distinguer du guérisseur compatissant, comme le suggère Clément Rosset dans le "Principe de cruauté".<br /> Medicus curat, natura sanat. Le remède qu'administre un médecin à un patient permet à celui-ci de _se_ guérir seulement si son organisme est en mesure de l'assimiler, de le métaboliser. Bref, on ne soigne que des bien-portants.
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T
et c'est ainsi que chacun persévère dans son être... Le ressentimenteux, n'est pas mal, même s'il est fréquent...
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F
Si la haine et, plus encore, le ressentiment, sont des "passions tristes", on peut voir que, dans l'Histoire, loin de diminuer le désir d'exister des masses ou des individus, elles ont été les causes d'immenses destructions — lesquelles nécessitent une gigantesque puissance d'action. On peut voir aussi que la destruction suscite chez ceux qui s'y adonnent une joie — euphorie, enthousiasme, transe — qui décuple le désir de carnage. Par conséquent, il est bien évident que la seule force qui limite ou anéantit un conatus de destruction ne peut être que celle d'un autre conatus de destruction ou de coercition (judiciaire, policier, militaire) aussi ou davantage énergique — et que ce mécanisme est préférable à je ne sais quel espoir d'assister chez le haineux, ou le ressentimenteux, à la prise de conscience de l'idée adéquate de la cause de sa passion et, ainsi, à l'amendement de son désir.<br /> Imaginons un dialogue entre un Spinoziste et un Nazi :<br /> " — Allons, Monsieur l'Officier S.S., avez-vous songé que votre antisémitisme est une passion triste accompagnée de l'idée inadéquate de sa cause ? Allons, quoi ! Réformez votre entendement, mon vieux ! Saisissez ce qui vous détermine et réorientez votre conatus. Visez la connaissance du troisième genre ! <br /> — De quoi je me mêle sous-homme rabat-joie ? Persécuter les Juifs me fait jouir et me donne l'ivresse de la domination. Tu bouffes mon espace vital, tu limites ma puissance d'exister, tu nuis à la perfection de mon être — qui est, précisément, d'être sans toi. Une balle de mon Lüger dans ton crâne de philosophe dégénéré, voilà une bonne idée, que dis-je, un excellent moyen pour parvenir tous deux à la béatitude !"<br /> <br /> Quand on songe que les "Maximes" de La Rochefoucauld circulaient en Hollande à l'époque où Spinoza transpirait sur ses traités... Il y a dans l'ouvrage du vieux samouraï libertin une lucidité implacable quant aux ressorts de l'âme humaine qui eût profitablement inspiré, c'est-à-dire déniaisé, l'anthropologie optimiste du solitaire de La Haye. Non seulement nos vertus sont des vices déguisés, mais chacune est une ruse de la pulsion de mort.
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H
L'appel à l'irruption d'un régime antédiscursif dans la conscience est quand même une solution de facilité : si c'est antédiscursif, on ne peut rien en dire, ni rien en savoir. Autant poser d'emblée qu'on ne peut avoir de concept adéquat de la liberté.<br /> <br /> Vous avez probablement vu juste sur un point, je suis certainement trop rationaliste et tous ces concepts : "causalité miraculeuse", "fond des choses", "régime antédiscursif", me laissent perplexe...
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