Culture et jouissance sadique
Freud, dans Malaise dans la civilisation, fait remarquer combien la culture s'édifie en apparence contre le régime chaotique des pulsions. L'agressivité humaine est cette constante tentation qui menace de ruine la société tout entière. Et le père de la psychanalyse de constater avec une rare franchise que cette violence archaïque, il l'aperçoit chez les autres comme en lui-même. Ce travail "colossal" pour s'arracher à la bestialité primitive a un prix, c'est de permettre au cœur de toutes les institutions, la liquidation des passions fondamentales sous des formes acceptables, des violences à visage humain en quelque sorte, recouvertes sous le vernis de la civilisation. Subtile subterfuge pour faire de manière déguisée et symbolique ce que nous cherchons à endiguer par tous les moyens conscients qui sont à notre disposition.
"Chassez la bête, elle revient au galop" dit le proverbe. Oui. Mais ici, la bête ne s'est jamais enfuie. Pire ! Elle est tout entière dans les moyens qui sont censés la réprimer. Tout cela fonctionne comme dans le rêve. Les images détournent le conscient du contenu réel, latent et, simultanément, condensent les pulsions qu'on ne saurait affronter en face. La magie opère et l'hallucination produit son effet : non pas refouler la violence, mais la liquider activement au cœur même du processus institutionnel qu'il est convenu de ne jamais interroger.
Il est d'ailleurs remarquable et terrifiant tout à la fois d'observer la collusion sur ce terrain des pouvoirs politiques, économiques et médiatiques dès lors qu'il s'agit de condamner avec force et conviction des travailleurs et des syndicalistes qui ont eu l'outrecuidance de malmener physiquement le DRH et une partie d'une direction d'entreprise venant leur annoncer un "plan social" d'envergure (quelle savoureuse expression). Que pèse la violence du monde du travail avec ses milliers de licenciements devant le déshabillage forcé d'un exécutant au service de la machinerie institutionnelle "libérale", soutenue par les Etats et la médiacratie ? Il y a, à l'évidence, une bonne dose de jouissance dans la réprobation unanime des représentants des pouvoirs. Les journalistes de France TV et d'ailleurs se pourlèchent les babines et salivent lorsqu'ils annoncent un "lynchage public" ! La victoire du droit de licencier sur l'expression brute de la force passerait même pour un signe de culture face à des "barbares" qui se révoltent physiquement lorsqu'on les jettent comme des torchons dans les filets du chômage pour garantir les privilèges d'une caste. Enfin quoi ! Honte à ces travailleurs, inconscients et irresponsables, violents, incapables de réprimer leurs pulsions ! "Chienlit et délitement des institutions" pour l'ancien président de la République (sic !), cet homme tellement civilisé, tellement exemplaire en matière de haute culture et de dignité républicaine.
Peut-être est-ce là le rôle réel et inavoué de la justice, du droit, de la politique mais aussi de l'école, de la psychiatrie et des institutions de santé en général, et des maisons de retraite : faire payer à tous ceux qui présentent le douloureux visage de l'humaine condition cette vérité crue qu'ils ont le tort d'incarner voire de clamer haut et fort. Nous pensons l'intérêt de la culture et des institutions à travers le prisme d'une raison réactive, d'une forclusion sur le terrain miné de nos penchants. Mais à mieux y regarder, que découvrirons-nous ? Que la justice a besoin de ses assassins, de ses criminels, de ses fauteurs de trouble pour opérer une autolégitimation comme la psychiatrie a toujours eu besoin de ses "fous" pour se fonder elle-même comme pouvoir, décidant de la norme en matière de santé psychique et de maladie.
Le caractère répressif et sadique de ces "entreprises culturelles" s'est d'abord exprimé historiquement et ouvertement dans la peine de mort, la loi du Talion, les exécutions publiques, dans l'usage des électrochocs ou de la lobotomie pour "calmer" les délirants, dans l'humiliation publique infligée aux enfants à l'école etc.
Cette dernière est d'ailleurs une gigantesque fabrique de fautifs, d'ignorants, d'incompétents, d'inadaptés, d'illettrés, d'immatures autrement dit de "jeunes". C'est que l'école doit justifier sa mission d'éducation des masses et de reproduction sociale. On note, on classe, on juge, on oriente, on décide de l'avenir des autres, on exclut, bref, on jouit !! Mais dans ce vaste mouvement opère ce quelque chose qu'il ne faut pas interroger, le grand scandale que constitue ce goût diabolique pour des perversions qui décidément "aiment à se cacher". Comme l'a si bien vu Pascal, "qui veut faire l'ange fait la bête" ! Et l'homme civilisé n'est pas tout à fait du côté que l'on croit !