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DEMOCRITE, atomiste dérouté
24 octobre 2017

La philosophie : un théâtre social ordinaire

 

Amphithéâtre de Gavarnie : vérité géologique

            A mesure qu'on prend conscience du pouvoir du jeu social, de son extension dans tous les domaines de l'existence, de ses modalités d'infiltration dans les couches les plus profondes de la subjectivité, se pose pour soi l'étrange question d'un reste, d'une part qui serait le propre du sujet en deçà des rôles et des activités joués avec plus ou moins de complaisance. Cet enjeu est si difficile qu'il exigerait pour le saisir dans sa radicalité de se délivrer du langage et de la parole comme outils représentatifs. Car ce qui est au fondement du jeu social ce sont les hiérarchies et les pouvoirs structurés par le symbolique et fixés dans l'esprit par la représentation. Pour le dire autrement, le théâtre social ne fonctionne que dans la mesure où le système symbolique cristallise de manière imaginaire ce que doit être l'ordre des choses.

        La représentation, fruit d'une séparation ontologique entre le mot et la chose nous impose un arrachement à la vie pulsionnelle, à la dynamique des forces brutes contraintes à la domestication par la pensée, cette faculté d'adaptation réactive. C'est pourquoi nous n'avons d'autre choix que d'entrer peu ou prou dans la matrice et de tenter plus ou moins de conquérir dans l'espace social joué ce qui a été primitivement refoulé.

          Sans doute se glisse-t-il là le sentiment pénible que l'illusion collective sur laquelle s'édifie la plupart des jeux de rôles auxquels nous sacrifions produit des effets bien réels avec leur lot d'injustice et de violence, de brutalité et de discrimination en tout genre. Nous croyons volontiers qu'il suffirait de changer les règles (du jeu) pour adoucir les moeurs, accueillir l'étranger et s'aimer les uns les autres. Mais quelque chose se glisse dans ce jeu pour détraquer le système et entretenir la faille, tel le grain de sable qui fait couiner la machine et gâcher irrémédiablement la fluidité de l'ensemble. Oui, quelque chose coince quelque part.

         La philosophie a ceci de particulier qu'elle cherche précisément à délivrer le sujet de ses illusions fondamentales, des représentations fallacieuses, des opinions fausses. Mais son arme, depuis Socrate n'est autre que le langage et la dialectique, l'Idée contre la croyance et l'erreur. La philosophie a succombé aux sirènes de la réaction, au pouvoir magnétique des signes en opposant le logos de la raison au pouvoir des rhéteurs. Ce faisant, elle a joué un jeu social équivalent, en s'attribuant une fonction libératrice culminant avec les Lumières contre l'obscurantisme. Tout en cultivant une présomptueuse vertu d'émancipation et de Vérité elle s'est institutionnalisée, organisée en université pour produire des professeurs, des étudiants, des assistants, pour noter, évaluer, discriminer. Elle a reproduit en son sein le jeu social avec ses dominations coutumières, ses titres et ses gloires, ses candidats, ses réussites, ses échoués. Bref, c'est cela la philosophie : une illusion sociopolitique au milieu des illusions collectives, un jeu de rôles au milieu des jeux de rôles, une étiquette dans le grand marché des étiquettes. En deux mots : une représentation ! Une emposture !

            Comment ne pas se moquer avec Nietzsche de "ces maîtres qui ne se moquent pas d'eux-mêmes" ? Même l'estimable Marcel Conche a succombé au charme et aux sirènes du jeu social. Car le maître croit à la philosophie comme au métier de philosophe qu'il revendique depuis toujours. Sa propre puissance critique s'arrête au seuil de l'idole qui a fait non seulement sa notoriété de professeur mais aussi son soubassement identitaire, son idéal du moi. Et pourtant, il y a bien chez ce philosophe le geste philosophique initial, décalé, singulier, subjectif, chez celui qui enfant courait au bout du champ paternel dans sa Corrèze natale pour savoir si le monde était fini. Il ignorait alors combien il était proche de l'archer dans le De Natura Rerum de Lucrèce, décochant sa flèche aux confins de la réalité pour tester l'illimitation de la nature et rendre sensible l'intuition antésocratique d'Anaximandre (Apeiron). Ce geste philosophique primordial ne faisait pas un métier et moins encore une fonction mais une question au bord de l'énigme du réel.

          C'est ici qu'il convient de distinguer la philosophie comme production sociale ordinaire avec son grégarisme théâtralisé entretenu par le pouvoir du langage conceptuel et ses normes logiques et le philosopher. Ce verbe, à défaut de mieux, nous rappelle à la nécessité subjective, à une tension irréductible procédant d'une énigme singulière dont le sujet est porteur et qu'il peut reconnaître pour lui-même comme source possible de son activité. Jusqu'où serons-nous capables de nous dépouiller et de voir ce qui pour nous fait énigme ? Jusqu'à quel point pourrons-nous penser contre le régime ordinaire de la représentation et rencontrer cet impensé qui n'a que faire de la philosophie ? 

            La philosophie ne peut décevoir que les esprits mondains. Elle ne peut impressionner que ceux qui ont besoin de croire et qui cherchent une nouvelle religion. Elle ne fascine que les adeptes d'un pouvoir halluciné. La philosophie n'existe pas hors de sa propension imaginaire. Seuls demeurent des gestes philosophiques en prise avec l'impensé, confrontés au réel qui n'épargne personne. La géniale formule de Pascal prend ici toute sa dimension en ce qu'elle constitue un point d'arrivée, expression amusée et quelque peu ironique d'une entière lucidité : "se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher." 

 

 

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Commentaires
V
Excellents échanges sur un excellent texte de départ ! Merci à vous tous pour cette hauteur de vue : dans la bassesse actuelle, cela est revigorant !!
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C
A force de tout voir , on finit par tout supporter<br /> <br /> A force de tout supporter , on finit par tout tolérer<br /> <br /> A force de tout tolérer, on finit par tout accepter<br /> <br /> A force de tout accepter , on finit par tout approuver .<br /> <br /> <br /> <br /> Voilà ce que dénonçait déjà Saint Augustin vers 430 après JC.<br /> <br /> Ces propos sont plus qu'actuels en cette période troublée ou les valeurs humaines s'envolent , englués que nous sommes dans l'immédiateté médiatique qui nous abreuve et nous manipule à chaque instant . Celà ne veut pas dire qu'il nous faille nous détourner de notre époque , ce serait stupide et vain de fuir et de se cacher les yeux .Comment pouvons nous nous extraire du "on" Heideggérien ? Si la philosophie ne sert à rien , il en est tout autrement du philosopher qui prend tout son sens . Il permet à l'esprit de se tenir éveillé , un pas sur le côté du chemin, l'œil bien ouvert , la lampe allumée à la main . Il nous permet de repérer les obstacles sur la route , parfois de les éviter en les contournant et pourquoi pas de dire non en y tournant le dos , en prenant un chemin de traverse .
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D
C'est une chance et une joie de vous lire cher Stéphane car il me semble rencontrer quelqu'un qui sait et sent de quoi il s'agit dans ces "essais".<br /> <br /> Et ce que vous dites de Krishnamurti est évidemment à propos. Cultiver une attention et une observation de sa propre dynamique de représentation permet de mieux voir les jeux sociaux et les violences qu'ils réitèrent sous le masque tronquée de la signification rassurante.<br /> <br /> Et puis il y a cette percée nécessaire dans l'accueil de la nature et de ses forces brutes, dans sa dynamique de croissance qui stimule, dans sa folie qui excite et dans sa puissance de décomposition.<br /> <br /> La faille ne peut être comblée pour le meilleur comme pour le pire.<br /> <br /> Bien amicalement.
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S
L’institutionnalisation des élans vitaux favorise leur dévitalisation, leur sédimentation, compressée sous nos réflexes grégaires. On ne peut complètement échapper aux effets des représentations, du théâtre grégarisé, mais on peut chercher à se dépouiller.<br /> <br /> La philosophie n’échappe pas à cette règle et c’est rassurant de le lire d’un professeur de philosophie. Son prestige entretenu, son langage codifié peuvent souvent faire obstacle au béotien, en quête d’échanges, mais n’ayant pas la carte.<br /> <br /> » délivrer le sujet de ses illusions fondamentales, des représentations fallacieuses, des opinions fausses » ce n’est pas rien et c’est plus honnête et utile que de prétendre nous dévoiler la Vérité. Ce faisant, la philosophie, la démarche philosophique, peut être aussi source de joie, de paix. Si, plus jeune, j’ai sans doute cherché chez certains philosophes, le secret de l’énigme, je suis aujourd’hui bien plus « éclairé » quand je sens le partage du questionnement, au bord, au plus près de l’énigme. Et puis, ce qui m’intéresse, quand je croise ces rares personnes, c’est aussi de savoir ce qu’ils en font, dans leur vie, c’est leur réponse au « que faire ? ». <br /> <br /> J’ai récemment écouté (une partie) d’un ancien et long échange entre un journaliste français et Krishnamurti. J’ai trouvé ce passage, proche du votre sur le sujet. Il y était question des freins de la représentation et des moyens de s’en affranchir au mieux pour être dans une relation au vivant (et à l’autre) la plus directe possible. Il parlait de l’attention. J’ai apprécié ce passage ( je ne sais presque rien de plus sur Krishnamurti). L’attention se cultive. C’est une méditation active. Elle ne peut se déployer que chez celui qui n’a que faire du théâtre, des jeux de rôles. C’est plus un choix qu’un don. C’est la porte ouverte sur la beauté du vivant. C’est précieux. Elle nous permet de tisser ces liens invisibles. Elle nous offre des joies profondes. Je simplifie, sans doute, l’attention ne doit pas suffire, et là aussi, mes mots sont pauvres.<br /> <br /> En regardant, votre magnifique photo, je suis encore plein de cette émotion, quand je me suis dirigé au plus près de cette cascade, levant les bras au ciel, relié à la puissance des éléments.<br /> <br /> L’attention et la création. Faire de l’énigme la glaise dont la mise en Œuvre lève un peu le voile, nous relie aussi à l’impensé, par les voies du sensible.<br /> <br /> Bien à vous, cher Démocrite.
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M
Merci pour vos propos toujours riches et ouverts à plein de réflexions.Je pense simplement aux propos de Jankélévitch lors d'une émission ,il y a déjà quelques décennies lors d'un apostrophe chez Pivot (à quoi sert la philosophie?).Pivot,l'air goguenard,commence par cette question à Vladimir Jankélévitch qui répondit alors promptement:<br /> <br /> - mais à rien! <br /> <br /> alors Pivot tout surpris<br /> <br /> -elle sert quand même à penser? <br /> <br /> - mais pas plus que les mathématiques, répondit-il<br /> <br /> et la suite de l'entretien fut succulente...<br /> <br /> J'en ai retenu qu'en tout cas elle permet à l'esprit de rester toujours en éveil...
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D
J'aime bien l'image du tissé qui n'est pas le tissu. Cela illustre assez bien ce que je cherche à pointer. Cela étant et contrairement à votre interprétation, il n'y a pas de "dérives du philosopher" et "la philosophie comme espace de production" n'a pas de dehors. <br /> <br /> Il est très difficile de se délivrer du piège du langage et de cesser d'invoquer "la" philosophie. Car elle existe magiquement dans la langue, dans les discours, dans les programmes de l'éducation nationale et occupe une place mentale dans la mythologie collective et dans la vie sociale. Peut-être est-elle une "féconde illusion" en ce qu'elle fait fonctionner un certain type de discours nécessaire au fonctionnement social (à ses forces souterraines) comme à ses hiérarchies.<br /> <br /> <br /> <br /> Mais, pour philosopher il est nécessaire de reprendre pieds dans la fange du réel, dans la source féconde et tragique qui nous donne le sentiment que rien ne va de soi. C'est là que la sphère sociale ne peut plus grand chose et abandonne le sujet à la brutalité de ses questions ou de ses angoisses...
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S
Belle réflexion cher Démocrite,<br /> <br /> <br /> <br /> Vous pointez là les dérives actuelles et possibles du philosopher. Je crois effectivement qu’il est bon de rester à l’écart de tout esprit chapelle et a fortiori d’envisager de le transposer dans le contexte politico-social avec « son grégarisme théâtralisé ». <br /> <br /> Ô diable les dévots de la science et de la philosophie (mondaine pour le coup). La philosophie n’a rien à faire dans l’espace de la production, elle est de l’ordre du questionné qui s’origine dans une pensée souterraine, c’est-à-dire dans ses prémices et non pas dans son résultat.<br /> <br /> <br /> <br /> Le philosopher comme acte on ne peut plus singulier, se pose à lui-même ses propres limites, à ceci près que cet enclos n’est pas un enfermement mais un ouvert qui fait signe vers quelque chose en deçà du dicible.<br /> <br /> <br /> <br /> Ce n’est pas le tissu qui nous intéresse mais le tissé, mieux le pré-tissage. Voilà pourquoi le philosopher se tient toujours en excès par rapport à la philosophie. Il est sans dehors ni dedans car il se tient toujours sur les bords de la faille : difficile équilibre à tenir sans balancier de valeurs absolues toujours déjà présupposées. La gageure est de taille !
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G
Voilà une mise au point précieuse autant que rare . Les sots et les prédicateurs apprécieront!
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