Marche photo-philosophique
Le Pic de Ger
Ma Galerie Flickr franchit le cap des 300 images issues d'expériences multiples sur des chemins déroutés, la plupart perdus dans les hautes terres pyrénéennes. Ces aventures photographiques prolongent "la marche philosophique ou tragique" dont j'ai longuement parlé dans mes carnets de déroute. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, il n'y a pas de différence de nature entre un philosopher actif et une marche consciente d'elle-même et attentive à la mobilité du réel. Le pas du marcheur appauvrit le régime de la pensée et le ramène à sa source féconde lorsqu'il n'est pas déterminé par les ambitions de conquête ou les stéréotypes grégaires qui intoxiquent sa liberté originelle.
Plateau du Bénou, hier
Mes images me rappellent à cette possibilité du corps dont on sait trop rarement sentir les puissances cachées. Il n'est pas impossible que ces cimes enneigées des Gabizos et du Ger, que ces nébulons folâtres qui courent dans les pentes, que ces lumes crépusculaires puissent être perçus comme les éléments actifs d'une motricité intérieure, favorisant l'éclosion d'une marche singulière. Chacun le constatera éventuellement en lui-même. L'idée d'un partage agit comme une extension de la puissance, comme le déploiement, sans doute magique, d'une nouvelle fraternité au milieu des éléments incertains. Qu'importe ! L'essentiel est de se sentir vivant et de jouir de sa vie, si on le peut, sans attendre, sans crainte, ni ressentiment.
Oasis, Hautes Pyrénées
Pour ma part, la marche a toujours été révélatrice de mon "imposture" métaphysique. Im-ponere, "être placé sur" le grand échiquier des apparences que j'appelle avec d'autres Déroutés - le Réel- et se tenir vivant face au monde, dont on découvre, avec effroi et jubilation, qu'il ne fait pas monde et qu'il est évidemment trop grand pour soi. "Nous sommes tous des imposteurs !", avais-je écrit jadis, dans ma vie de septentrional urbanisé et métropolisé ! Même parmi les foules innombrables et l'activisme de mes contemporains, j'avais senti le tourbillon originel (Dinos) dont parle Démocrite, cette puissance qui est le réel même et qui, tout en détruisant chaque chose, en crée simultanément d'autres, dans l'insignifiance et l'indifférence universelles. "Nous ne sommes que passage" écrit Montaigne. La marche est l'art de rendre conscient la dynamique de création et de destruction du passage dont on est l'acteur et le témoin un peu hagard. Il nous faudra assumer un devenir musard, esthète et définitivement improductif.
Lac d'Isabe, Cirque du Sesques, Vallée d'Ossau
La beauté excite la puissance, stimule les forces de vie, dynamise le corps. La laideur, au contraire, anémie, affaiblit, désagrège et annonce la putréfaction, le cadavre. C'est à peu près, en ces termes que Nietzsche se fait l'apologue du beau. L'auteur du Gai savoir est un marcheur, un infatigable Dérouté qui laisse jaillir les pensées au rythme discontinu de ses pas et de la résistance que lui impose sa gravité. La beauté du monde se livre conjointement à sa propre volonté de puissance sur les rives du lac de Sils Maria. Marcher, philosopher, éprouver la beauté tragique du monde, déployer sa puissance, c'est Tout-Un. L'aventure n'est pas finie, les nomades que nous sommes sont invités à sortir, à ne plus se payer de mots et de livres, à rencontrer la magnitude des solstices qui approchent en se perdant un peu, en cultivant le dessouci.