Crise de la subjectivité
Une nouvelle époque se déploie devant nous, une époque de grandes tensions et d'évidente intranquillité narcissique. Une époque où un dire privé de sa source se déverse en tous sens comme un fleuve sans bords dans les espaces indéterminés de la grande toile. S'adressant à un autre sans visage, sans nerfs ni colonne vertébrale, la parole d'un sujet non-constitué glisse à la surface d'un écran et flotte parmi des spectres erratiques, qui, par milliards, ont été arrachés au néant pour une infime durée. Que ne voit-on partout des pauvres hères se répandre sur les réseaux sociaux dans le seul but de se donner quelque contenance mimétique, soumis dramatiquement à l'approbation d'autres spectres, voire à leur amour virtuel ? Le pire des grégarismes -l'individualisme technologique, a pénétré la psyché comme un virus, colonisant l'espace antique de la symbolisation pour y substituer un dire sans sujet, aliéné aux mirages imaginaires d'une communication sans loi ni temporalité, d'une relation sans contraintes et sans corps, d'une subjectivité sans référent ni médiation.
L'inquiétude gagne du terrain non parce que les masses insensibles à leur propre masque comme à leur impensé constitueraient en soi un danger majeur. Mais elles mettent en branle et accélèrent à leur insu des forces réactives de plus en plus organisées et bien décidées à détruire cette forme contemporaine de déréalisation subjective.
Il n'est pas impossible qu'à ce délitement du symbolique, caractéristique inquiétante de l'individualisme contemporain, correspondent la réaction communautariste et le durcissement intégriste des comportements religieux. Comment accepter l'effondrement de la verticalité lorsque la sacralité des mythes fondateurs et leurs paroles inaugurales se dissolvent dans des surfaces aussi mobiles qu'évanescentes ? Au commencement n'est plus le Verbe mais l'Image. La loi des Pères a cédé devant le désir mimétique des fils. La transmission verticale s'est dissoute dans une horizontalité à cristaux liquides, sans mystère et sans règle. La rigueur de la transcendance s'est désagrégée, vaincue par la mollesse efféminée et pacifique de l'internaute qui ne doute pas et ne croit pas davantage.
A cette psychologie en friche s'oppose l'antique pathologie collective, le délire de la norme symbolique dont on observe aujourd'hui les résurgences : l'intégrisme des catholiques, des islamistes, des fanatiques de toute farine et dont le doute est porté à son point le plus haut, le plus viscéralement intentionnel. Les fous de Dieu ont toujours cherché à assurer la victoire du doute sur le réel. C'est pourquoi ils ont toujours été prosélytes et intolérants. C'est bien parce qu'ils ignorent en quoi ils croient qu'ils veulent imposer leur référent symbolique. Il faut entendre derrière toute revendication religieuse incandescente une évidente défaite de la pensée, un renoncement devant la vérité, une subjectivité aliénée non pas au narcissisme, mais à ce grand Autre appelé Dieu et dont Cioran disait qu'il est "une hallucination sonore".
La terreur qui n'est pas nouvelle est le dernier recours des illuminés pour ne pas sombrer dans l'incroyance postmoderne, le délitement des signes, et le consumérisme qui est, en réalité, la plus grande tentation. Peut-être faut-il voir dans les attentats aveugles et les tueries de masse les derniers soubresauts d'une résistance face au principe de plaisir et à la jouissance insensée des postmodernes. Sans doute, nous indiquent-ils les effroyables carences de la subjectivité contemporaine lorsqu'elle ne se structure pas dans la langue pour pouvoir y déployer son désir sans s'y aliéner.
Entre une psychopathie de la norme et une subjectivité en friche, faut-il choisir ? Certes non. Une troisième Voie, celle d'un philosopher solitaire dont nous constatons qu'il ne peut, comme le note Nietzsche, "s'accorder avec le grand nombre" (§ 43 Par-delà bien et mal), ne flatte guère le narcissisme et confronte le sujet aux enjeux de la vérité et du réel. Ce chemin est âpre et difficile mais il n'est pas sans intensité ni joie. Avant toute chose, il suppose une bonne dose d'humour et de rire, un rire tragique et sans illusion qui n'est pas à la portée de tous. Un rire qui, parce qu'il est vivant et contient quelque chose d'exterminateur sur le terrain saturé de la représentation, ne peut évidemment pas se déployer ici.